Chagall-deux-pigeons

Chagall deux pigeons

Chagall : deux pigeons

 

Freud, dans son texte de 1908 « Le créateur littéraire et le rêve éveillé », associe la psychanalyse à une certaine dose de philosophie pour s’interroger sur l’art, sur la création, la valeur et le sens profond de l’art.

Par quels moyens l’art parvient-il à remonter jusqu’aux sources inaccessibles de notre vie affective ? Quels sont les moyens de l’art pour rendre possible notre « éveil des affects » ? Comment l’art stimule-t-il nos émotions ? Qu’est-ce qui permet à l’œuvre de susciter notre intérêt ? Qu’est-ce qui fait que celui qui regarde un tableau ou admire une autre œuvre d’art éprouve des sentiments, découvre des relations, et mobilise dans son esprit des questions nouvelles ?
Comment parvient l’artiste, le poète, l’acteur ou le peintre à « provoquer en nous des émotions dont nous ne nous serions peut-être même pas crus capables ? »

Selon Freud, l’artiste n’est pas censé savoir ce qui fait de lui un poète, un sculpteur ou un peintre. Les raisons de son génie lui sont obscures. Il ne peut exposer les raisons qui le font parvenir à ce résultat ni la recette de son art.
Quant à son intention, de ce qu’il peut exprimer par son œuvre, il ne peut en savoir que peu de chose ou rien du tout.
Le spectateur essaye d’interpréter l’intention de l’artiste à travers l’œuvre, de dégager le sens, d’analyser à travers l’œuvre les sources des émotions et intentions de l’artiste. Cette analyse ne peut épuiser le mystère de l’œuvre ni rendre intelligible l’émotion du spectateur.

 

Matisse tristesse du roi 

Matisse : tristesse du roi

 

Que signifie l’œuvre, que veut-elle représenter ? Qu’est-ce que l’auteur nous donne à voir ?
Freud dit : « l’artiste peut aller jusqu’à l’extrême limite de ce que l’art peut exprimer. »
Le spectateur identifie dans l’œuvre même les limites de ses analyses. L’œuvre ne peut informer plus que ce qu’elle dit, ne peut exprimer au-delà de ce qu’elle est.

L’art se révèle en partie par l’analyse et déchiffrement, mais dans l’art, il reste quelque chose qui échappe à l’univers du sens.
Freud dit que l’œuvre nous saisit quand l’artiste a pu matérialiser en elle sa pensée et ses émotions.
Freud explique que le lecteur ou le spectateur ne peuvent élucider l’énigme du talent de l’artiste, ni par l’analyse de la vie de l’artiste ni par sa biographie.

Une autre affirmation de Freud « les meilleurs aperçus sur l’essence de l’art ne contribueraient en rien à faire de nous-mêmes des créateurs »

Freud rompt avec la croyance d’un déterminisme, d’une continuité entre ce que pense l’artiste et ce qu’il peut créer. L’œuvre reflète la pensée de l’artiste, elle ne peut être réduite à cela. L’œuvre est capable d’excéder toutes les intentions de l’artiste. C’est dans cette bifurcation, que la création artistique prend droit à l’existence.

Enfin, Freud pense qu’il est impossible de tout savoir, impossible de saisir tout que l’œuvre veut dire, car l’œuvre peut dépasser son créateur et la capacité d’analyse du spectateur.

 

 munch le cri

Munch : le cri

 

Pour expliquer la nature de la création artistique, Freud écrit : « L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu. Chaque enfant qui joue, se
comporte comme un artiste poète, dans la mesure où il se crée un monde propre, ou il arrange les choses de son monde suivant un ordre nouveau, à sa convenance. Ce serait un tort de penser qu’il ne prend pas ce monde au sérieux ; au contraire, il y engage de grandes quantités d’émotions.

L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. L’enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la
Réalité. Il aime étayer ses objets et ses situations imagées sur des choses
palpables et visibles du monde réel. “

Selon Freud, le créateur fait la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un monde de rêves éveillés qu’il prend au sérieux, qu’il dote de grandes quantités d’émotions tout en le séparant nettement de la réalité.

Il y aurait selon Freud une ressemblance entre le jeu de l’enfant et la création artistique qui se trouve dans la prévalence donnée au désir sur la réalité. Dans les deux cas, un monde s’organise sur les rails de la fiction et des émotions. Dans le jeu de l’enfant et dans l’art, l’intensité de la vie se fait mouvement, les objets sont disposés pour leur restituer le pouvoir de dire quelque chose de réel, mais différent de la réalité.
L’enfant qui joue construit un monde. Le jeu n’est pas une imitation ni le
reflet d’une réalité, mais appropriation, transformation de quelque chose
qui dépasse la réalité. Le jeu ouvre une dimension de l’inconnu, du
nouveau. Ce jeu devient moyen de connaissance du monde, une expérience de création. Le jeu n’évoque pas la réalité, mais nous fait voir au-delà de la réalité.

La création artistique et le jeu de l’enfant ne visent pas l’adaptation aux
contraintes de la réalité, mais sa transformation.
Le jeu et l’art au-delà de tout emploi, de toute fonction, nous mettent face à la vérité d’Aristote : ‘les hommes aiment jouer par nature.’ En quelque sorte, c’est le jeu qui nous apprend la vie.

Il ne suffit pas toujours d’avoir joué dans son enfance pour être poète, peintre, sculpteur ou acteur. La relation entre le jeu de l’enfant et la création artistique s’arrête à une origine commune. Pour qu’il y ait création artistique, l’objet crée est élevé à la dignité de l’art. La nature esthétique distingue l’art d’un jeu d’enfant.

L’auteur de l’œuvre d’art rend l’œuvre désirable, l’arrache à l’anonymat pour le rendre unique, et le détache à son intimité pour la rendre transmissible.
Quand un portrait ne représente pas la personne, il devient une œuvre.

Freud fait à nouveau de la psychanalyse quand il pense que l’artiste seul est capable de nous faire dépasser nos préjugés, notre inhibition, notre répulsion face à nos désirs refoulés. Il nous révèle nos propres désirs, il nous fait vivre nos refoulements les plus intimes.
Selon Freud, l’œuvre artistique doit s’accompagner d’une subjectivité qui se dévoile et se transcende. L’artiste a voulu dire quelque chose qui est à la fois singulier et universel.

L’artiste nous ouvre à une autre expérience avec nos propres rêves, nos propres désirs, notre propre regard sur le monde. Par la création artistique, le créateur parvient à dépasser les barrières de notre conscience, de nos préjugés, de notre inhibition, notre complicité, notre héroïsme, et notre paresse de penser. Par les moyens de l’art, nous serons capables d’un autre rapport, d’une autre expérience, d’un autre jugement avec nos propres désirs.
Selon Freud, l’art nous fait vivre quelque chose qui émane de sources psychiques profondes, mais qui ne peut nous être restitué que par la forme artistique, quelque chose qui nous sentir comme faisant partie de la communauté des hommes.

 

 

botticelli madonne

Botticelli : madonne

 

 

Réf

S. Freud, ‘Prix Goethe 1930’, in Résultats, idées et problèmes II, P.U.F., Paris, 1992, p.184
S. Freud, la création littéraire et le rêve éveillé” 1908) : https://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/04_creation_litteraire/creation_litteraire.html