Salvator Rosa, La Tentation de Saint Antoine, 1645, Palais Pitti, Florence, Italie
Le concept de l’anxiété est un exemple sur les liens étroit entre la philosophie et la santé mentale. Comme en physique où la philosophie a réfléchi sur des notions incontournables comme le temps, l’atome, ou la matière, en analysant la peur, les philosophes ont offert aux médecins un concept précieux et utile pour comprendre et soulager les patients.
Pour de nombreuses personnes, l'anxiété est un problème.
La principale enquête sur la santé mentale aux États-Unis indique que 18 % des adultes ont connu un trouble anxieux d'un type ou d'un autre au cours des 12 derniers mois. Au royaume uni, 37 % des adultes disent se sentir plus anxieux que par le passé, et déclarent que le monde est devenu plus effrayant au cours des dix dernières années.
Personne ne traverse la vie sans éprouver de l'anxiété de temps en temps, avant de prendre l'avion, de faire un discours, avant un examen, ou avant un rendez vous. La vie sans anxiété n'existe pas, l'anxiété est normale et parfois essentielle.
Les sentiments de panique et de peur, les changements physiques qui les accompagnent: tremblements, palpitations et respiration rapide, sont régulièrement décrits dans les textes littéraires, religieux, philosophiques et médicaux à travers les siècles. Ces sensations étaient expliquées comme le produit de fautes morales ou religieuses, les symptômes d’un problème d’organe ou d’une maladie.
Les discours religieux, depuis l’Egypte antique à nos jours ont utilisé la peur comme moyen pour convaincre les fidèles, la peur des dieux, de leurs châtiments. Si la peur de l’enfer était censée persuader les croyants à suivre le chemin désigné par les religions, d’autres peurs ont surgi dans la société. Certaines peurs ne sont plus métaphysiques comme la peur de Dieu, n’appartiennent plus au domaine de la croyance comme la peur des enfers. Il s’agit de peurs avec des symptômes, et des manifestations cliniques.
Aux 18e et 19e siècles, les symptômes de ce que nous qualifierions aujourd'hui d'anxiété étaient considérés d'origine physique.
Le débat scientifique était concentré sur la question de savoir quel problème physique particulier était responsable.
Le grand psychiatre français du milieu du XIXe siècle, Bénédict Morel (1809-73) soutenait que les symptômes de l'anxiété étaient déclenchés par une maladie du système nerveux.
L'oto-rhino-laryngologiste hongrois Maurice Krishaber (1836-83) pensait que l'anxiété était provoquée par des irrégularités cardiovasculaires.
Moritz Benedikt (1835-1920), professeur de neurologie à l'université de Vienne, attribuait les vertiges ressentis lors des crises de panique à des problèmes d'oreille interne.
Un terme nouveau pour un concept nouveau
Le terme anxiété a été créé pour désigner un concept récent. Ce terme trouve ses racines dans le mot grec angh qui signifie "serrer fort", ou "étrangler". En français, nous utilisons le terme Angoisse dérivé de la même racine grecque comme synonyme du terme anxiété. C’est le cas aussi en allemand, italien et en espagnol. En France, comme dans d'autres pays Européens ; le terme anxiété est un terme à usage médical.
Le terme anxiété est devenu plus populaire à la fin du 19e siècle, en raison de son usage dans les articles scientifiques.
L'ascension fulgurante du terme "anxiété" a commencé dès 1895 dans un article révolutionnaire de Sigmund Freud (1856-1939) où il affirmait que l'anxiété devait être distinguée des autres formes de maladies nerveuses. Freud modifie les concepts de son époque. L’anxiété n’est plus une maladie organique mais une névrose.
La traduction de cet article novateur écrit en allemand a remplacé le terme Angst par "anxiété", car le terme Angst peut être traduit par plusieurs mots anglais comme fear, fright, alarm.
A partir de cet article, le terme anxiété devient un terme de santé mentale car il reflète la pensée de Freud et désigne une entité nouvelle.
Si la contribution de Freud est essentielle à la synthèse de ce concept et de ce terme, d'autres influences ont joué un rôle.
Les travaux du philosophe danois Søren Kierkegaard(1813-55) forgent le concept d'angoisse, ou de peur angoissée. Selon Kierkegaard, cette angoisse se déclenche par la conscience de notre liberté d'agir et de notre responsabilité de nos actions.
Kierkegaard trace un lien entre anxiété et liberté. On est responsable de nos actes quand on est libre.
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"L'angoisse est le vertige de la liberté." |
Kierkegaard et sa réflexion sur l'angoisse, ont eu une influence importante sur d’autres philosophes, comme sur Jean-Paul Sartre (1905-80) et sur Martin Heidegger (1889-1976), bien que la conception de chacun d'entre eux soit éloignée de ce que les psychologues définiraient aujourd'hui comme l'anxiété.
Dans son important ouvrage, l'être et le néant, Sartre discute la question importante de la liberté.
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Que doit être la liberté humaine si le néant doit venir par elle au monde? |
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Sartre pense que la liberté n'est pas une faculté, ni une propriété de l'être humain. C'est l’être de l'homme qui est liberté :
"Il n'y a pas de différence entre l’être de l'homme et son « être-libre »".
Sartre rappelle une distinction de Kierkegaard entre deux émotions : la peur (vis-à-vis des autres êtres du monde) et l’angoisse (vis-à-vis de soi-même). Selon Sartre, la forme que prend la conscience de la liberté est l'angoisse.
"C’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté".
L’angoisse apparaît rarement, bien que l’homme soit toujours libre, car pendant l'action, on s'interroge rarement sur sa liberté.
Cela génère de l’angoisse car s’il n’y a pas d’autre fondement des valeurs que la liberté, il n’y a pas de raison de choisir tel comportement plutôt que tel autre. Et si notre liberté détruisait les autres ?
La peur, l’angoisse et l’effroi sont des mots importants dans la philosophie de Heidegger. La philosophie de Heidegger a inspiré une école psychanalytique, la Daseinanalyse qui continue à être le fondement de pratiques de certains psychanalystes.
La peur, selon Heidegger dans son ouvrage "Être et temps" est un affect qui apparait devant ce qui nous menace. Un objet est menaçant quand il nous fait peur. La peur vient en premier suivie de notre raisonnement qui vient en deuxième temps pour modérer notre peur ou pour la valider. Dépasser sa peur, exige de modifier notre rapport à l’objet menaçant.
En face d'un serpent, notre première réaction est la peur. Nous évitons, nous affrontons ou nous partons. Notre raisonnement arrive pour nous fournir d’autres éléments. En changeant notre relation avec le serpent, nous n'avons plus peur. Certains sont même capables de capturer ou d'élever les serpents. Notre jugement peut modérer, alléger ou vaincre nos peurs.
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L'angoisse est la disposition fondamentale qui nous place face au néant |
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Heidegger définit l'angoisse par le fait d'être exposé à soi-même sans objet menaçant. Le propre de l’angoisse est que la personne retrouve les mêmes émotions de peur mais sans un objet menaçant. C'est une peur sans objet, où la personne est seule face à elle même, sans la possibilité d'agir. Quand on dit à la personne angoissée, ce n'est rien, Heidegger nous rappelle que ce « rien » est le problème, comme si la personne était hantée par sa propre mort, par ce rien, par ce vide.
Le motif de l’angoisse réapparaît dans la réflexion de Heidegger lorsqu’il y est question d'exister, de vivre.
Les émotions font l'objet d'une étude fascinante par Darwin, L'expression des émotions chez l'homme et les animaux. Publié en 1872, ce livre est éclipsé par l’important ouvrage de Darwin : On the Origins of Species (1859).
Darwin considère les émotions comme des comportements expressifs : des changements physiologiques, des expressions faciales et des comportements automatiques, inconscients et largement innés. Ces actions et expressions aident la personne qui les ressent et envoient des signaux à son entourage.
Comme le titre du livre l'indique, Darwin ne considère pas les émotions comme un attribut humain et consacre un effort considérable à mettre en évidence les continuités entre l'expérience et l'expression des émotions chez les animaux et aussi bien que chez les humains.
Le travail de Darwin permet de dire que la peur est une émotion, que l’anxiété est une émotion, les deux jouent selon lui un rôle expressif et adaptatif.
En 1915, un professeur de physiologie à Harvard, Walter Cannon (1871-1945) invente la formule suivante "le combat ou la fuite" pour décrire la réaction typique d'un animal face au danger.
Les psychologues ont utilisé le même terme pour démontrer comment l'anxiété a pour but de nous alerter d'une menace potentielle et de nous préparer à réagir de manière appropriée, d'envoyer un signal aux autres pour qu'ils soient aussi sur leurs gardes.
La contribution de la biologie au concept de l’anxiété se fera progressivement à partir des découvertes scientifiques. La théorie des trois systèmes qui participent à l'anxiété devient populaire durant la deuxième moitié du 20e siècle.
L'anxiété déclenche une série de changements physiologiques conçus pour nous aider à nous concentrer sur la gestion de la menace. Ces changements sont associés au système nerveux autonome qui supervise la respiration, la régulation de la température et la pression sanguine. Le système nerveux autonome se compose de deux parties complémentaires : le système nerveux sympathique qui prépare le corps à répondre au danger, et le système nerveux parasympathique qui contrôle et contrebalance l'activité du premier.
Le système nerveux sympathique nous prépare au combat, à la réaction, augmente notre rythme cardiaque, permettant au sang d'atteindre nos muscles plus rapidement. Nos pupilles se dilatent, pour mieux voir, le système digestif est mis en veilleuse, ce qui entraîne une réduction de la production de salive, et l’apparition de sécheresse buccale que nous ressentons lorsque nous avons peur. L'expression faciale peut être le résultat de ces réactions nerveuses. Après la peur, le système parasympathique fait le chemin inverse pour revenir à la normale : ralentir le coeur, baisser la tension, relaxer les muscles.
Pendant la première guerre mondiale, une épidémie de troubles psychologiques se produisit. Les obus, la mort, les destructions massives, ont engendré de graves problèmes psychologiques.
Le psychologue Peter Lang a formulé le modèle des "trois systèmes" de l'anxiété. Selon lui, l'anxiété se manifeste de trois façons :
1. Ce que nous disons et comment nous pensons : par exemple, s'inquiéter d'un problème, ou exprimer sa peur ou son inquiétude.
2. La façon dont nous nous comportons : éviter certaines situations, ou être constamment sur ses gardes pour éviter le problème.
3. Changements physiques : accélération du rythme cardiaque ou de la respiration, et expression du visage.
Selon cette approche, si nous voulons savoir si une personne est anxieuse, nous ne pouvons pas fonder notre jugement uniquement sur ce qu'elle nous dit de ce qu'elle ressent : elle peut dissimuler ses véritables émotions, voire ne pas en avoir conscience.
Les psychologues pensent majoritairement comme Darwin, que l'anxiété est une émotion, et comme Freud, qu’il s’agit d’un problème psychologique.
La peur est considérée comme l'une des cinq émotions de base, avec la tristesse, le bonheur, la colère et le dégoût.
Le problème est que le concept d'émotion est peu précis. Les émotions sont des phénomènes complexes, qui affectent nos pensées, notre corps et notre comportement. Les psychologues définissent les états émotionnels en fonction de leur durée. Une émotion peut durer de quelques secondes à plusieurs heures. Si elle dure plus longtemps, on parle d'humeur.
Selon la pensée psychologique moderne, les émotions sont des sentiments forts déclenchés par notre évaluation ou notre appréciation d'un événement ou d'une situation particulière. Cette évaluation, consciente ou inconsciente, détermine l'émotion que nous ressentons. Si nous percevons un succès, nous sommes heureux. Si nous pensons que nous sommes en danger, nous ressentons de la peur.
En intégrant les pensées dans l’origine de l’anxiété, les psychologues reconnaissent le rôle important de la philosophie occidentale. Cette partie métaphysique ou philosophique permet de trouver certaines réponses, et ouvrent de vastes champs de réflexion.
Sommes-nous angoissés par nos responsabilités d’être libres comme dit Sartre ? Par notre existence ou notre mort comme dit Heidegger? Sommes-nous plus anxieux que nos parents parce que nous sommes plus individualistes, parce que le monde devient plus anxiogène? Parce que les menaces sont plus nombreuses?
La médecine s’intéresse à l’anxiété car elle répond à la définition précise des troubles qui engendrent une douleur ou une altération de la qualité de vie de la personne.
La méthode scientifique chère aux médecins est appliquée.
L’anxiété devient le « trouble anxieux » en médecine. Le terme trouble signifie l’absence de lésion organique (le terme maladie est réservé pour les lésions des organes ou des systèmes).
En deuxième temps, les médecins vont élaborer une définition. Selon le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) l'anxiété est : « anticipation appréhensive d'un danger ou d'un malheur futur, accompagnée d'un sentiment de dysphorie (sentiment désagréable) ou d'une sensation somatique (corporelle) de tension. Le danger anticipé peut être interne ou externe. »
Dans un troisième temps, la définition précise la durée moyenne des symptômes et de leurs intensités pour évoquer le diagnostic de trouble anxieux.
Si l'anxiété est normale, comment savoir quand elle devient incontrôlable ?
À quel moment l'anxiété ordinaire et banale devient-elle un problème clinique qui nécessite une attention particulière ?
Un professionnel de la santé prendra en compte certains éléments :
- le patient devient anxieux de manière inappropriée,
- l'anxiété est fondée sur une perception irréaliste ou excessive du danger
- depuis combien de temps l'anxiété affecte la personne
- à quel point c'est pénible pour l'individu
- et dans quelle mesure l'anxiété perturbe sa vie quotidienne.
L’anxiété en médecine permet de traiter les patients par les médicaments disponibles ou par les techniques de psychothérapie, d’éviter les maladies liées à l’anxiété comme l’hypertension, les troubles respiratoires ou musculaires, de valider la souffrance des patients.
Ce voyage de l’anxiété, du religieux vers le médical témoigne de l’importante contribution de la philosophie, de la psychanalyse, de la psychologie et de la médecine pour forger une idée nouvelle, un concept précis.
Il est assez aisé de trouver d’autres exemples de la contribution de la philosophie occidentale à la science en général, et à la médecine.
Mais il reste bien du chemin à parcourir pour comprendre les émotions, les peurs, ce qui nous rend anxieux, et comment rendre le traitement plus efficace.
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