dostoivsky marioupol

 

L'armée russe mène une guerre atroce en Ukraine, massacre de civils à Bucha, dévaste les campagnes et rase les villes. Le débat sur ce qu'il fallait faire de la littérature russe a émergé comme le débat sur la culture germanique pendant la Deuxième Guerre mondiale.

La décision prise par l'Université Bicocca de Milan en annonçant le retrait des livres de Dostoïevski de ses programmes dans le cadre d'un ensemble de sanctions prises par l'Occident cherche à isoler la Russie après l’invasion de l'Ukraine.
De nombreuses critiques ont été adressées vis-à-vis de cette décision de par le monde et en Italie même, après que plusieurs hommes politiques italiens se soient affrontés pour condamner cet acte, critiques menées par Matteo Renzi, ancien Premier ministre, qui considère que « Le roman des frères Karamazov est l'un des joyaux de la littérature. »

En raison de cette vague de critiques, l'Université italienne est revenue sur sa décision, après avoir soulevé de nombreuses questions :
Dostoïevski mérite-t-il l’oubli ?
L’éminent écrivain russe aurait-il soutenu la guerre ?

Après la Seconde Guerre mondiale, le critique allemand Theodore Adorno a décrit les atrocités perpétrées pendant la guerre comme un coup dur porté à la culture allemande et à la philosophie occidentale.


En suivant l’orientation morale d'Adorno, nous pouvons nous demander si la violence aveugle des forces russes peut affecter l'opinion des lecteurs sur les grands écrivains russes, si le bombardement brutal de Marioupol, de Bucha, de Kharkiv et Mykolaïv peut laisser une place à la culture russe dans l’esprit occidental.
Peut-on croire à l’humanisme ou à la noblesse de la culture russe en regardant les détails de cette guerre ?

 

 

Dostoïevski : messianique et humaniste à la fois

Lorsque Dostoïevski apprit que l'écrivain russe Tourgueniev avait détourné le regard à la dernière minute alors qu'il assistait à l'exécution d'un homme, il expliqua :
« L'être humain qui vit à la surface de la Terre, n'a pas le droit de fermer les yeux et d'ignorer ce qui se passe sur terre, il y a des impératifs moraux plus élevés pour cela. »

En 1875, plusieurs révoltes chrétiennes orthodoxes contre la domination turque ont éclaté en Herzégovine (Bosnie), en Serbie, au Monténégro et en Bulgarie. Les Russes soutenaient les Serbes dans leur lutte contre les Turcs ; les corps de volontaires russes ont afflué dans les Balkans pour contribuer aux combats. Une bataille de presse féroce a eu lieu dans les journaux pour savoir s'il fallait affronter les Turcs dans les Balkans.

 


Contrairement à Tolstoï, Dostoïevski a fortement soutenu la guerre pour plusieurs raisons révélées dans ses écrits : son désir de mettre fin aux atrocités, que selon lui les chrétiens subissent, son rêve de la conquête de Constantinople par la Russie et du retour en tant que centre mondial du christianisme orthodoxe.


Le soutien de Dostoïevski à cette guerre est cohérent avec ses convictions que le christianisme est une « nécessité politique par laquelle les politiciens peuvent réformer le monde et le débarrasser du chaos » qui a gagné le cœur des Russes.

 

Dans son Journal d'un écrivain, Dostoïevski considérait la guerre comme le moyen le plus efficace d'unir les classes sociales fracturées en Russie et de faire un monde meilleur pour les "faibles et opprimés".


L'État russe a validé la vision de Dostoïevski et a déclaré la guerre à l'Empire ottoman, et Moscou a orchestré une série d'attaques contre les musulmans et les juifs dans le Caucase, et à diaboliser les musulmans de Bosnie-Herzégovine.


La Serbie et la Bosnie-Herzégovine ont obtenu leur autonomie et les restrictions imposées aux chrétiens ont été assouplies, mais à la fin, l'impact de cette guerre a été horrible sur les deux empires et les a poussés au bord du gouffre.


Alexandre Soljenitsyne soutient que la guerre de 1877 a ébranlé la force militaire et financière de la Russie et a sapé le moral du peuple. Ces détériorations ont été le début de la propagation de l'esprit de mécontentement dans l'empire russe du Tzar marquant le déclenchement de la révolution bolchevique de 1917.

 

 

Poutine et Dostoïevski


Comme Dostoïevski, St Petersburg a transformé Poutine en homme politique. Il a commencé son parcours politique par un petit poste à la mairie puis adjoint au maire en 1994.
Andrew Kaufman, expert de la littérature russe, dit que la question qui préoccupe Poutine ces jours-ci, et qui pourrait être la principale cause de la crise ukrainienne, est la même question répétée à plusieurs reprises dans la littérature russe du XIXe siècle.


Tolstoï et Dostoïevski avaient deux approches différentes ; Tolstoï aimait le peuple russe, mais il n'était pas un nationaliste qui croyait à la nécessité de la supériorité de la race russe sur les autres, il préservait l'humanité des personnages présentés dans ses romans, qu'ils soient russes, turcs ou occidentaux.


Dostoïevski au contraire, était méfiant, voire hostile à l’Occident, le considérant « sans âme, et un modèle à combattre à tout prix.» En même temps, en dépit de sa lucidité, il rêvait d'un nouvel empire chrétien d'Orient dont le noyau principal serait une Russie ressuscitée pour combattre l'Occident corrompu et mauvais.


Poutine a choisi de suivre la voie de Dostoïevski, pas celle de Tolstoï.
Le président russe adhère aux mêmes idées qui considèrent que la Russie est un pays choisi par Dieu pour s'opposer aux intentions corrompues de l'Occident et ne semble pas prendre en compte les autres idées de Dostoïevski sur la justice, la punition, et les impératifs moraux.

Cette grande identification dans les idées des deux hommes a incité Henry Kissinger à déclarer dans les années en 2017 que Poutine "est un homme tout droit sorti du ventre de la littérature de Dostoïevski".

Dans une déclaration en 2014, Poutine conseille de lire 3 livres : "Justification du bien" de Vladimir Soloviev, "La philosophie de l'inégalité" de Nicholas Berdyev et "Tâches" d'Ivan Ilyin. Ces trois écrivains prônent l'idée de la "nation russe immortelle", que Dieu a destinée à jouer un rôle unique dans le contrôle de l'équilibre du monde. Par contre, la nation russe demeure une idée vague, chez Dostoïevski comme chez les autres.

Ivan Ilyin croyait que l'Ukraine est la pierre angulaire de la Russie imaginée, s'approcher de l'Occident sous prétexte de « liberté » et « d'indépendance » serait un des plus grands dangers pour la Russie.


Poutine n'a pas hésité plus d'une fois à exprimer son admiration pour la littérature de Dostoïevski et a déclaré dans une interview que ce qu'il aimait le plus parmi les romans de l'écrivain décédé était "Les Frères Karamazov" et "Crime et châtiment".
Il y a quelques mois, Poutine a visité le Musée Fiodor Dostoïevski de Moscou à l'occasion du bicentenaire de l'éminent écrivain russe.

 

Dostoivsky

 

Dostoïevski aurait-il été favorable à la guerre de Poutine ?

Observant les ruines d'un théâtre à Marioupol, en écoutant les histoires des citoyens de Marioupol affamés par les frappes aériennes russes, on se demande ce que Dostoïevski, dont l'attitude morale perçante se concentrait sur la question de la souffrance des enfants dans son roman de 1880 Les Frères Karamazov, ferait en réponse au bombardement russe d'un théâtre utilisé comme refuge et le mot "Enfants" est écrit en gros caractères sur le toit.


Ivan Karamazov, le principal protagoniste des Frères Karamazov, s'est concentré principalement sur les questions de responsabilité morale plus que sur les questions d'acceptation chrétienne ou de tolérance et de réconciliation. Dans ses conversations, Ivan cite des exemples d'enfants maltraités et supplie d'autres personnages de reconnaître les atrocités qui se sont produites sous leurs yeux. Il était déterminé à punir.


Le bombardement délibéré de Marioupol est quelque chose que Dostoïevski n’aurait pu détourner le regard. Peut-il défendre une vision de la morale russe en voyant des civils innocents, hommes, femmes et enfants gisant dans les rues de Bucha ?


Certaines opinions de Dostoïevski, son sens d’une prétendue exception russe, ou d’un aspect messianique de l’âme russe, la grandeur et la mission de la Russie ont alimenté les idées colonialistes de la Russie, qui ont engendré la même violence que la destruction actuelle de l’Ukraine.


La France, l’Angleterre ont cherché au 19e siècle des justifications à leur colonialisme, et de nombreux penseurs et écrivains français et anglais n’ont pas hésité à soutenir le colonialisme à cette période.

Quand les pays non occidentaux parlent de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, ils ne manquent pas de rappeler que la Russie fait comme l’occident il y a siècle et qu’il s’agit d‘une guerre d’intérêts entre l’occident et la Russie et non pas d’une guerre morale.

Dostoïevski aurait-il soutenu la guerre de Poutine ? Impossible de répondre à cette question.
Il est vrai que certaines des idées nationalistes défendues par Dostoïevski se reflètent aujourd'hui dans l’idéologie russe contemporaine, mais le contexte est différent.

L'écrivain russe était un partisan du règne d'un seul homme (le tsar tyrannique), un farouche opposant à la démocratie occidentale, qu'il considérait comme conduisant à l'extrémisme révolutionnaire.


Les écrits de Dostoïevski, dans lesquels il critique l'Occident lors de tournées en Europe en 1862, ne sont pas différents de ce que Poutine mentionne dans ses discours sur la bataille entre la Russie et l'Occident.


Mais la Russie qui existe aujourd'hui n'est pas la Russie de Dostoïevski, et l’occident n’est plus celui du 19e siècle.


Dostoïevski était un penseur humaniste, reliant sa vision de la grandeur de la Russie à la souffrance et à la foi russes, une vision alimentée par son envoi dans un camp de travail sibérien pendant cinq ans pour sa participation club socialiste. Dostoïevski est messianique, mais il n’avait jamais accepté le terrorisme parrainé par l'État.
Le plus grand rebelle métaphysique de Russie se serait-il révolté contre la violence russe en Ukraine ?

 

Tolstoi

 

 

Tolstoï la paix d‘abord

Aucun écrivain n'a dépeint la guerre de manière aussi poignante que Léon Tolstoï l'ancien soldat devenu pacifiste.


Dans son dernier ouvrage, Haji Murad, Tolstoï examine l'exploitation de la colonisation russe du Caucase du Nord et montre comment la violence russe injustifiée envers un village tchétchène a provoqué une haine profonde des Russes. Tolstoï pensait que la Russie comme pays est une colonisation qui force les autres pays à s’unir à la Russie.


Les Russes ont lu le plus grand ouvrage de Tolstoï sur la guerre russe, Guerre et paix. Dans ce roman, Tolstoï affirme que le moral de l'armée russe est la clé de la victoire. Les batailles dans lesquelles les Russes ont le plus de chance de réussir sont défensives, lorsque les soldats comprennent pourquoi ils se battent et qu'ils protègent dans ce combat, qui est leur patrie.
Il a pu transmettre les expériences déchirantes de jeunes soldats russes qui ont été confrontés directement aux armes de mort et de destruction sur le champ de bataille, et à quel point la perte d'un individu est dévastatrice pour les familles et les proches.


Après avoir publié Guerre et Paix, Tolstoï dénonce publiquement plusieurs campagnes militaires russes. À tel point qu'il lui fut interdit de publier la dernière partie de son roman "Anna Karénine" en 1878, car il y critiquait les actions de la Russie dans la guerre russo-turque. Le personnage de "Konstantin Levin" que Tolstoï a créé dans ce roman, et dans lequel il a exprimé certaines de ses idées, a qualifié l'intervention russe dans la guerre de "meurtre" et a jugé inapproprié que le peuple russe y soit entraîné.


Dans ses propres mots, il dit :
« Les gens se sacrifient et sont toujours prêts à se sacrifier pour leur âme, pas pour tuer les autres » .

En 1904, Tolstoï publie dans la presse une lettre condamnant la guerre russo-japonaise, qui est actuellement parfois comparée à la guerre russe en Ukraine. Où il écrit :
« La guerre à nouveau, la douleur à nouveau, utile pour personne et absolument injustifiée. Encore la fraude, et encore la stupeur générale et la déshumanisation des hommes. »

Dans l'un de ses écrits pacifistes les plus célèbres de 1900, Ne tuez pas, Tolstoï a judicieusement caractérisé le problème de la Russie d'aujourd'hui:

 


« La misère des nations n'est pas causée par des personnes particulières, mais par l'ordre spécial de la société, sous lequel les hommes sont si liés les uns aux autres, qu'ils se trouvent tous sous le pouvoir de quelques-uns, ou souvent sous le pouvoir d'un seul homme : un homme si profondément perverti par sa condition contre nature en tant que maître du destin et de la vie de millions de personnes, au point qu'il est toujours dans un état malsain et souffre toujours dans une certaine mesure d'une obsession de l'auto-agrandissement. »

 

 

 

L'importance d'agir

Il ne s’agit pas d’écrits seulement. Pendant la famine russe de 1891-1892, Tolstoï a commencé à construire des cuisines pour les pauvres afin d'aider ses compatriotes affamés, abandonnés par le gouvernement russe. Il a aidé les soldats russes à échapper à la conscription dans l'Empire russe, visitant et soutenant les soldats emprisonnés qui ne souhaitaient pas se battre.


En 1899, il vend son dernier roman, La Résurrection, afin d'aider un groupe de chrétiens russes, les Doukhobors, à immigrer au Canada pour qu'ils n'aient pas à combattre dans l'armée.
Si la culture s'aligne partiellement sur l'armée russe qui bombarde et massacre les Ukrainiens sans discernement, les grands auteurs russes classiques doivent être lus de nos jours, de manière critique.


Poutine a mal compris Dostoïevski ? L’auteur russe porte dans ses textes les germes de la colonisation russe ?


Nous avons un héritage peuplé d’écrivains colonialistes et des auteurs qui ont choisi une position ambiguë sur ce sujet, et nous les lisons aujourd’hui avec un regard critique, et leurs justifications de la colonisation ne semblent plus agir sur la société européenne.

Combien de discussions animent nos salles de classe quand il faut analyser aujourd’hui, les écrits de Camus ?


Le chef de l'opposition russe Alexei Navalny a noté lors de son procès en mars 2022 que Tolstoï avait exhorté ses compatriotes à combattre à la fois la tyrannie et la guerre, car l'un renforce l'autre.