ÉMILE-AUGUSTE CHARTIER, dit Alain
Alain est un philosophe peu conventionnel en ce qui concerne le style et le contenu. Il a choisi son pseudonyme en hommage à un grand poète normand du 15ème siècle Alain Chartier.
Au delà du nom de famille, Alain était lui-même natif de Normandie. Il écrivit longtemps dans la Dépêche de Rouen des essais sous le titre " Propos d'un Normand " entre 1952-1960.
La brièveté et la perspective humaniste de ces propos dénotent de ses filiations philosophiques et littéraires : Montaigne, Pascal, et Descartes.
Cinq volumes de propos furent publiés et rassemblés après sa mort sous le même titre : propos d'un normand.
Émile Chartier, dit Alain (1868-1951), est né dans la petite ville de Mortagne-au-Perche, qui lui consacre aujourd'hui un musée.
Le jeune Émile, boursier d'Alençon débarque à la rentrée d'octobre 1886 dans un Paris agité par le boulangisme, ayant pour seule ambition : entrer à l'École normale supérieure dont il venait de préparer le concours au lycée de Vanves. Il se retrouva en classe de philosophie, en face d'un homme qui eut sur lui une influence importante. L'enfant de Mortagne-au-Perche dit de son professeur : " Jules Lagneau, philosophe profond mais qui n'a guère écrit ". De ce maître il gardera une pensée : " Il n'y a qu'un fait de penser qui est la Pensée. "
Le futur Alain part philosopher en gardant à l'esprit le mot de Lagneau, " il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue ".
Il se fit connaître en son temps comme journaliste, puis comme philosophe atypique mais aussi comme professeur. Emile Chartier dit Alain (1868-1951) est nommé en 1909 professeur de rhétorique supérieure au lycée Henri-IV. Il y enseignera jusqu'en 1933.
Après des travaux publiés dans la Revue de Métaphysique et de morale en 1900, Alain se tourne vers le journalisme. Il n'en continue pas moins d'enseigner la philosophie. Les premières chroniques signées Alain dans La dépêche de Lorient, paraissent en 1900.
Il est dans l'histoire littéraire le créateur d'un genre particulier : le " propos ", forme applicable à tout contenu dans une forme de développement de la pensée et dans une écriture précise. Le propos n'est pas la maxime ni l'aphorisme, le Propos chez Alain est concis, affirmatif, porteur d'une pensé et d'une réflexion. On peut classer Alain comme essayiste et moraliste de la pure tradition française.
La notoriété historique d'Alain dans la littérature française est fondée sur sa capacité de traiter les sujets et les thèmes majeure de la pensée de son époque comme le pacifisme de Mars ou la Guerre jugée, le radicalisme (résistance dans l'obéissance) du citoyen - " contre les pouvoirs ", l'optimisme éthique dans la peinture, le matérialisme des Entretiens au bord de la mer, l'interprétation humaniste de l'art et de la religion, etc.
Son influence tient aussi à sa capacité personnelle d'attirer les autres et de se faire accepter comme un modeste maître à penser, en particulier dans sa chaire au lycée Henri-IV, sur des générations de lycéens, de khâgneux et d'élèves de l'École normale supérieure comme Jean Prévost, Simone Weil, André Maurois et Georges Canguilhem.
Dans ce sens, il est un pur produit du système universitaire français avec ses doubles racines : égalitaire dans ses concours et élitiste dans sa formation.
A partir de 1906, il met au point le genre qui le fera connaître, les " Propos ", courts articles publiés dans La dépêche de Rouen de 1906 à 1914 puis dans les " Libres propos " de 1921 à 1936.
Professeur de Khâgne à Henri IV à partir de 1909, Alain lutte activement contre la guerre qu'il voit se profiler. Quand celle-ci éclate, sans renier ses engagements pacifistes, conscient de ses devoirs de citoyen, il s'engage comme volontaire et part au front dans l'artillerie. Ce fut pour lui, comme l'explique Raymond Aron, " la grande, la tragique expérience ".
La guerre de 1914, fait de lui, par son engagement volontaire à quarante-quatre ans, un artilleur des tranchées, témoin des gestes les plus meurtriers de l'être humain.
La guerre change l'homme. Il en revient blessé, un pied broyé qui le laisse boiteux, il perd à tout jamais une certaine insouciance caractéristique du Chartier d'avant-guerre.
La guerre, épreuve de la servitude absolue, expérience du mensonge, théâtre de la mort, cette guerre allait libérer l'auteur. Avant guerre n'avaient paru sous son nom que quelques recueils de Propos. A partir de 1917, Alain publie de grands traités d'esthétique et de métaphysique : 81 Chapitres sur l'esprit et les passions en 1917, Le système des beaux-arts en 1920, et Mars ou la guerre jugée, un violent pamphlet contre la guerre ensuite.
De la guerre s'est nourri son pacifisme parfois mal compris. Ce pacifisme fut glorieux en 1918, honteux en 1945, crédité et discrédité au gré de l'histoire, était avant tout de la philosophie et non pas de la politique.
Jusqu'à la fin des années 30, il poursuit une œuvre riche, marquée par la lutte politique en faveur de la paix, contre les fascismes qui montent en Europe et pour une République libérale contrôlée par le pouvoir du peuple. La seconde guerre mondiale brise ses espoirs pacifistes, et c'est essentiellement dans son Journal qu'il finit par consigner sa réflexion, de plus en plus orientée vers la littérature, et à mesure de plus en plus éloignée de la politique.
Plusieurs propos d'Alain offrent un conseil pratique, souvent sous forme de maximes et d'aphorismes moraux ou psychologiques comme quand il identifie le bonheur à l'auto-maîtrise et à l'absence de douleur. Ces propos encouragent l'action de chacun à améliorer sa qualité de vie et à échapper autant que possible à sa détresse personnelle.
Le stoïcisme eut une influence importante : " C'est pluie et tempête, ce n'est pas une partie de moi " (sur de Propos le bonheur, révisé 1928 ; Alain sur le bonheur, 1973).
Comme plusieurs de ses contemporains (notamment Henri Bergson), Alain défend une philosophie de devenir, une philosophie opposée aux systèmes philosophiques fermés.
Pour lui, le vrai serait l'expérience vécue. La vérité pour Alain n'est pas une question de collaboration de l'esprit avec la nature : " La Science ne tient aucun brevet où la vérité est concernée. 1931, conversations par le bord de la mer ".
Il cultive son scepticisme cartésien, comme dans propos de 1924 : "
Penser est de dire non " ; le doute " est attaché comme une ombre à toutes nos pensées. "
L'approche d'Alain sur la religion semble au début mettre en parallèle son analyse d'activité morale et artistique : la doctrine, le fait religieux, la prière, le rituel sont des formes de réponses aux besoins des humains mais ne comportent aucune implication de transcendance. Pour lui, la religion est un besoin, un moyen de rechercher le bonheur et la sérénité.
" La religion... est une histoire, qui, comme toutes les histoires, est plein de signification. Et on ne demande pas si une histoire est vraie " (Les Dieux).
La philosophie d'Alain, comme en témoignent ses citations ne forme pas un système, mais désigne plutôt une méthode intellectuelle : il s'agit de soumettre le réel et l'existence à l'ordre de la réflexion et de la pensée.
Selon lui, penser c'est d'exercer une activité intellectuelle ou rationnelle, dire non aux préjugés, avoir le souci de se référer à la réflexion lucide, à la conscience.
La morale selon lui est un ensemble de principes aboutissant à la reconnaissance de l'esprit et de la dignité humaine.
Selon lui l'idée de destin n'est pas une idée morale.
La philosophie se définissant chez Alain comme un effort pratique, une évaluation des biens et des maux sans lesquels il n'est pas d'existence possible.
Philosopher, c'est, pour Alain, échapper aux préjugés, dire non à ce qui fut jugé antérieurement à la réflexion. Alain, bien qu'il soit peu lu de nos jours, a exercé une influence considérable sur sa génération et sur son époque.
Réf
T. Leterre, Alain, le premier intellectuel, Stock, Paris, 2006
Alain, Propos, 2 vol., coll. Bibl. de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1970 ; Les Arts et les dieux, ibid., 1958 ; Les Passions et la Sagesse, ibid., 1960 ; Les Propos d'un Normand, éd. intégrale en 10 vol., Institut Alain, Klincksieck, Paris, depuis 1990 ; Mythes et fables, ibid., 1985.