Joris-Karl Huysmans est un immense écrivain presque oublié. Ses romans sont des textes érudits qui analysent la société en profondeur.
Dans son roman « À rebours » publié en 1884, il raconte l’histoire de Jean Des Esseintes, d’une famille noble, dégoûté de la société après avoir usé des plaisirs procurés par sa richesse. Le héros hypersensible de Huysmans choisit de s’isoler pratiquant une ascèse du raffinement, à la recherche de sensations nouvelles et rares dans une recherche d’affirmation de soi.
Il cultive des goûts extrêmes dans une tentative solitaire de fuir « une époque dégoûtante de duplicité honteuse. »
Il est la proie de véritables cauchemars, victime de névrose et d’hallucinations dont les médecins le délivrent difficilement.
Des Esseintes est un homme qui épuise les sensations physiques, intellectuelles, et morales. À la recherche d’une nouvelle vitalité, il relie la littérature latine, il explore en profondeur la poésie de Baudelaire et de Mallarmé. Il teste les combinaisons possibles de parfums, ou les agencements d’orchidées. Il plonge dans les sensations engendrées par la peinture de Gustave Moreau, par les rêves de voyages, et par les rêveries érotiques. Selon lui l’imagination peut facilement compenser la réalité vulgaire.
Huysmans crée ici un personnage fascinant et unique, un héros kierkegaardien, grotesque et pathétique, une des plus fortes figures de l’angoisse qu’ait laissée notre littérature. Il est victime d’une société occidentale noyée dans les artifices incapables de fournir des sensations ou des plaisirs réels.
Il souffre d’une lucidité aveuglante, qui ressemble parfois à la lucidité des gens souffrant de dépression :
« Et puis, à bien discerner celle de ses œuvres considérées comme la plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est, de l’avis de tous, la plus originale et la plus parfaite : la femme ; est-ce que l’homme n’a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beauté plastique ? Est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ? »
S’enfermer au milieu de ce qui lui est cher, s’enivrer de la beauté des œuvres d’art, il saisit la moindre subtilité d’une œuvre, apprécie ce qui en constitue l’originalité, refuse la médiocrité du monde, et son projet de voyage à Londres, s’achève dans une taverne des environs de la gare Saint-Lazare.
Comme les gens souffrant de dépression, il devient perfectionniste.
Des Esseintes est un peu plus complexe qu’une personne déprimée. Il exhibe une certaine perversité dans ses relations avec la société et avec les autres.
À travers ce héros, Huysmans décrit un monde décadent, finissant, ce monde de fin de siècle, secoué par les changements du mode de vie et de l’industrialisation.
Il porte un regard désespéré sur le monde, sur l’humain et sur la civilisation.
« Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars qui se succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d’un bout de l’Europe à l’autre, un effrayant hourra retentit, étouffant les clameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliers d’hommes, plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques de peaux de rats, des Tartares affreux, avec d’énormes têtes, des nez écrasés, des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, des visages de jaunisse dépouillés de poils, se précipitent, ventre à terre, enveloppent d’un tourbillon, les territoires des Bas-Empires. »
« L’Empire d’Occident croula sous le choc ; la vie agonisante qu’il traînait dans l’imbécillité et dans l’ordure s’éteignit ; la fin de l’univers semblait d’ailleurs proche ; les cités oubliées par Attila étaient décimées par la famine et par la peste ; le latin parut s’effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.
Des années s’écoulèrent ; les idiomes barbares commençaient à se régler, à sortir de leurs gangues, à former de véritables langues ; le latin sauvé dans la débâcle par les cloîtres se confina parmi les couvents et parmi les cures ; çà et là, quelques poètes brillèrent, lents et froids. »
Après un tel livre, écrit Barbey d’Aurevilly, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » On sait que Huysmans choisit la foi pour apaiser ses doutes.
Anaylse rapide
Dans sa préface de 1903, l’écrivain explique sa rupture avec le naturalisme, qui aboutissait à une impasse. Il dénonce cette littérature engagée dans un inventaire systématique de la société, où les personnages sont dénués d’âme, mais régis par des instincts, accomplissent des actes sommaires, où les descriptions de décors théâtraux prolifèrent.
Ce roman devient la bible de la « décadence », un livre loué et apprécié par les surréalistes.
L’enfermement devient une fuite d’une civilisation matérialiste, bourgeoise, industrielle qui s’intéresse peu aux émotions et aux états d’âme. Le héros refuse la réalité, il préfère créer un monde artificiel. En l’absence de soutien familial, sociétal, ou étatique, il se trouve dans un monde infantile, dans un nihilisme rêveur sans issue.
Il s’agit d’un des grands romans antisociaux, créant un monde intérieur de mécontentement, d’indignation, d’isolement et de peur. Le romancier devient un avant-gardiste dans la description des états psychologiques.
C’est un roman révolutionnaire en termes littéraires, un roman sans lieu, sans temps, fondé sur le caractère et les pensées d’un seul héros. Chaque chapitre traite un sujet comme : parfum, couleurs, fleurs, auteurs latins, et antiquité dans une sorte de style d’art symboliste, et novateur.
A chaque changement de société ou d’époque, nous pouvons trouver des écrivains déprimés ou anxieux, qui parlent de décadence, de fin de monde et de perte de sens pour alerter le lecteur sur les risques, sur l’inconnu qui profile.
Céline après la Première Guerre mondiale, certaine courants de l’existentialisme après la Deuxième Guerre, et Houellebecq après le changement de siècle et la révolution actuelle d’information et de numérisation.
Ils créant des héros marginaux, et pathétiques qui rappellent le héros de ce roman pour raconter la métamorphose de sociétés et la perte des repères. On retrouve également dans la littérature japonaise ce genre de personnages marginaux, quand il s’agit de décrire ces Japonais isolés, qui refusent leur modèle actuel de société.
Références
Fernande Zayed, Huysmans, peintre de son époque, Nizet, 1973.