La littérature Japonaise

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La littérature japonaise s’étend sur 2000 ans d’écriture. Les premiers textes étaient fortement influencés par la littérature chinoise. Le Japon a développé par la suite, sa propre langue, son orthographe puis une écriture et une littérature différente de la littérature chinoise.

Lorsque le Japon a ouvert ses ports à la négociation et à la diplomatie occidentale au 19e siècle, la littérature occidentale a eu un effet important sur les écrivains japonais, cette influence demeure visible aujourd’hui.

En raison des différences linguistiques et culturelles profondes, beaucoup de mots et de phrases japonaises ne sont pas traduisibles.

Bien que la littérature japonaise et les auteurs japonais soient de mieux en mieux connu en occident, la littérature japonaise classique est mal connue et peu étudiée.

La littérature japonaise a une place particulière en France, depuis la deuxième guerre mondiale. Editeurs et lecteurs français semblent apprécier cette littérature, sont devenus de plus en plus familiers avec les auteurs japonais.

Cette découverte de la culture japonaise est encore partielle.

L’image du Japon est celle d’un pays simple, homogène, et linéaire. C’est une image simpliste, et erronée.

Le lecteur occidental continue à lire dans la littérature contemporaine japonaise des choses qui n’y sont plus.

Après une période de transition des années 1960 à 1980, période d’expansion économique, le Japon est devenu plus proche des pays occidentaux qu’on ne l’imagine.

La spécificité japonaise est une idée ancienne en économie, en style de vie comme en littérature. Un écrivain japonais a plus de proximité avec la culture occidentale qu’avec les cultures de ses voisins asiatiques. Cependant, les racines de cette littérature sont éloignées dans le temps.

Modernité

 

A la fin du 19ème siècle, la langue japonaise ne contenait pas de mot spécifique pour désigner la littérature.

Au 19ème siècle, la modernisation du Japon incluait une révolution culturelle et philosophique. Cette mutation se met en place; entre 1885 et 1895 des périodiques «littéraires » apparaissent, la rubrique « Littérature » trouve sa place dans les journaux et les médias de l’époque.

Des cercles d’écrivains se constituent. Les genres littéraires tendent d’acquérir une égale dignité.

C’est dans ce contexte que s’opère la promotion des formes narratives fictives, qui vont tendre à rattraper, voire à supplanter, les genres poétiques considérés, dans le passé, comme nobles.

La publication en 1885-1886 de l’essai de Tsubouchi Shôyô, «L’essence du récit», marque un repère important. Le roman, selon certains, doit désormais prendre pour objet les «sentiments humains» et les «moeurs du temps», à l’opposé du privilège accordé au divertissement et à l’imaginaire par la littérature d’Edo.

D’autres auteurs, tel Mori Ôgai dans La danseuse en 1890, recherchent dans les ressources de la langue classique les moyens de décrire des expériences contemporaines comme celle de la grande ville étrangère.

 

Brusques différenciations

 

Les pratiques poétiques vont connaître des mutations brutales. Même si les rythmes anciens sont préservés, le haïku, né du haikai, devient une poésie descriptive, alors que le tanka issu du waka, se situe dorénavant dans le cadre de la poésie lyrique.

Yosano Akiko par exemple libère une sensibilité féminine dans le recueil “Cheveux emmêlés” en 1901. De manière plus générale, on assiste à un redécoupage de la carte des discours politiques. Le «national» se différencie nettement du « mondial ».

Il se caractérise par l’utilisation (emploi), au moins partiel, des signes graphiques syllabiques autochtones.

Après une embellie au début des années 1890, toute la pratique des textes sino-japonais (écrits exclusivement à l’aide de caractères chinois), pourtant primordiale dans l’histoire du Japon, se trouve rejetée.

De la même manière, les discours savants se différencient des textes littéraires. Alors que l’université aborde les disciplines liées aux sciences humaines et sociales, comme l’histoire ou la philosophie, toute une pratique érudite vagabonde, qui s’illustrait dans la forme spécifique de « l’essai au fil du pinceau », se trouve brusquement abandonnée dans les recoins poussiéreux des bibliothèques.

Ces bouleversements s’accompagnent de la découverte de thématiques nouvelles, comme celles que pointe Kôjin Karatani dans «Les Origines de la littérature japonaise» : le paysage, l’intériorité, la confession, la maladie ou l’enfance.

L’autobiographie entre en scène avec “La Vie du vieux Fukuzawa” racontée par lui-même, de Yukichi Fukuzawa en 1898, puis les récits de la vie privée.

D’autres changements connexes se produisent, comme la mise en place d’une histoire littéraire nationale, la promotion de l’auteur, l’émergence de la critique, la réorganisation des structures de diffusion (presse, édition), la constitution d’un lectorat nouveau à la suite des réformes éducatives, et surtout une mutation profonde de la langue et de son écriture dont témoignent éloquemment les débuts de Natsume Sôseki avec “Je suis un chat” en 1905.

 

 

Révolution silencieuse au coeur de la féodalité

 

L’ouverture diplomatique progressive de l’Archipel, consécutive aux pressions américaines de 1853-1854, a conduit à une ouverture intellectuelle.

Des romans, des poèmes occidentaux furent traduits, des théories présentées. Mais ces nouveautés n’arrivèrent que lentement dans un Extrême-Orient endormi dans ses traditions.

Pourtant, en plein coeur du 18ème siècle, dans un pays supposé « fermé » et « féodal », des mutations importantes eurent lieu.

À côté d’un certain effort pour déchiffrer la langue hollandaise, traduire et comprendre des ouvrages scientifiques occidentaux, les études dites “nationales” permirent une redécouverte des plus anciens textes japonais. Ils apparurent désormais comme les vestiges précieux d’un temps rêvé où la civilisation de l’Archipel était hors de l’influence du modèle chinois.

L’hégémonie de la référence continentale qui dominait la culture japonaise depuis l’époque de Nara au 8ème siècle était battue en brèche. De nouveaux horizons de penser devinrent dès lors concevables, à l’intérieur même d’un pays presque complètement fermé au monde extérieur sur le plan politique.

Au même moment, d’autres évolutions témoignaient elles aussi d’une modernité spécifique relative à la perception de la connaissance, présente dans certaines investigations scientifiques qu’en histoire de l’art.

Combinée avec le goût pour la spéculation abstraite issu de l’héritage néo-confucéen, cette libération a constitué une des conditions essentielles de la révolution philosophique des années 1870, évoquée plus haut.

Le capitalisme marchand qui s’épanouit durant l’époque d’Edo (1600-1868), caractérisée par une urbanisation massive, un processus de laïcisation, le développement d’un État centralisé, favorisa une bourgeoisie citadine, commerçante et artisanale, qui dégageait suffisamment de profit pour développer une culture des loisirs et affirmer des valeurs propres, celles de l’émotion et du sentiment.

On assistait aux prémices d’une culture «nationale», à la naissance d’une d’une vision japonaise du monde, à l’apparition d’une autonomie littéraire encouragée par une explosion du marché du livre, un accès élargi de la population à la lecture et à l’écriture.

Ne sommes-nous pas dans une configuration très proche de celle qui a caractérisé l’Europe occidentale en ce même 18ème siècle ?

Le Japon ne s’est ainsi pas métamorphosé d’un simple coup de baguette magique à l’ère Meiji, au milieu du 19ème siècle, à la suite de l’arrivée des canonnières de Perry.

Il était déjà, depuis au moins un siècle (bien plus en réalité), dans une profonde dynamique de modernisation interne et autochtone. Le changement de paradigme littéraire des années 1880 se situe à la croisée de ce développement endogène et de la poussée impérialiste de l’Occident.

En décembre 1904, un professeur japonais de littérature anglaise de 37 ans lit à voix haute devant quelques amis les feuillets qu’il vient de rédiger, sans ambition particulière, pour tenter de sortir de la mélancolie où il est plongé depuis plusieurs mois.

Wagahai wa neko de aru (« Je suis un chat ») : le titre de l’oeuvre reprend les tous premiers mots du récit. Deuxième phrase : « Je n’ai pas encore de nom. » Quel est le narrateur de cette étrange prise de parole ?

Ce que Natsume Sôseki (1867-1916) vient d’inventer, d’une manière inédite au Japon, est une voix singulière, proprement littéraire, libre de soliloquer à sa guise entre bêtise et acuité critique, ridicule et esprit de finesse, entêtement et désinvolture. Trois gros volumes seront ensuite publiés.

Ainsi a commencé, de manière fortuite, la carrière littéraire de celui qui est considéré presque unanimement au Japon comme le plus grand romancier du 20ème siècle.

Cet univers romanesque, tout comme celui de Kafka, son quasi-contemporain, ne prête pas qu’à rire. Dans le dernier chapitre de « Je suis un chat », par exemple, un personnage évoque un avenir effrayant où des « agents de police iront massacrant les citoyens de ce monde avec des bâtons, comme des tueurs de chiens. [...] Ceux à qui les policiers devront casser les reins seront les faibles de volonté, les idiots ou les infirmes incapables de se détruire eux-mêmes. [...]

Les cadavres seront ramassés dans une charrette que les policiers traîneront derrière eux ». Dans « Oreiller d’herbes » en 1907, le narrateur s’inquiète du danger que représentent les trains pour la civilisation.

Il évoque des hommes entassés dans des boîtes de métal, avançant avec fracas dans les ténèbres, impitoyablement.

Dans « Le Mineur », l’année suivante, le héros découvre les visages d’une absolue brutalité des travailleurs de l’industrie minière. Massacres collectifs, transferts de population mécanisés, hommes réduits à une condition bestiale
: cent ans plus tard, ces visions fugitives, mais prophétiques, de l’orée du 20ème siècle résonnent en nous sombrement.

 

 

Humoriste, Sôseki ? Fin psychologue ?

 

Peut-être, mais comment ne pas être également sensible à la violence extrême de son oeuvre susceptible de menacer chacun de ses personnages au coeur de son identité d’être humain ?

Cette littérature est née alors que la guerre russo- japonaise battait son plein. Une jeune nation orientale l’emportait sur l’une des plus grandes puissances du monde occidental ; les combats furent le théâtre de tueries industrielles, qui portèrent un coup fatal à l’idéal même de la « civilisation ».

En avril 1907, Natsume Sôseki quitte son poste à l’université de Tokyo et devient feuilletoniste pour le journal Asahi.

Jusqu’à sa mort, il vivra de sa plume, faisant paraître une dizaine de romans, jour après jour, dans les colonnes de ce grand quotidien.

Lâchés dans la ville, des personnages ordinaires affrontent des situations de crise personnelle souvent banales.

L’intrigue ne débouche jamais sur une résolution bien nette. Le ton, étonnamment vif, oscille entre désespoir, humour, lucidité et tendresse.

Ref
Jean Mercos, Kawabata, Une Biographie, Ed Causam, 2016

 

 

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Kawabata : Les belles endormies

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Dans son introduction du roman «les belles endormies», une grande figure de la littérature japonaise, Yukio Mishima souligne l’importance de ce roman, le considérant comme un véritable chef- d’oeuvre.

“Il n’y avait là, non pas une conscience humaine, mais rien qu’un corps de femme”

Mishima écrit :

“Un tel travail est dominé pas l’ouverture et la clarté, par une étanchéité jusqu’à l’étranglement. À la place de la limpidité et de la pureté, nous avons une densité. À la place d’un monde ouvert, nous avons une pièce fermée. L’esprit de l’auteur abandonne toutes les inhibitions, et se montre dans sa forme la plus audacieuse.”

Sur la quatrième couverture de la traduction française, Les belles endormies (Albin Michel 1970) on lit:

«Dans quel monde entrait le vieux héros de ce roman lorsqu’il franchissait le seuil de la maison des belles endormies ? Ce roman publié en 1961 décrit la quête d’une personne âgée en mal de plaisir, en s’adressant à une mystérieuse demeure où il peut passer la nuit avec une fille endormie sous l’effet de puissants narcotiques.»

La belle endormie est une jeune femme qui dort, qui ignore même avec qui elle a passé la nuit. Des vieillards riches passent la nuit dans l’illusion d’une jeunesse, d’une vitalité perdue.

Dans ces moments d’une volupté impossible, d’une solitude, le vieux héros de ce roman va se souvenir des femmes de sa vie. Dans ce lit où une belle endormie est offerte sans s’abandonner, le vieux héros va méditer, va organiser les dernières pages de son existence.

C’est un roman étrange, inhabituel. On peut imaginer que Kawabata va entraîner le lecteur dans un monde de souvenirs. Comme Proust, l’écrivain va accompagner son lecteur dans un monde où des fragments d’être humain construisent une mémoire, et comme chez Joyce, la vie est un ensemble de moments conscients et inconscients.

Comme d’autres romans de Kawabata, il a été initialement publié en feuilleton dans les revues littéraires, puis publié sous forme d’un livre. Ce roman fut édité de janvier à juin 1960, puis de janvier à novembre 1961 dans la revue littéraire Shincho.

Cette interruption coïncidait avec deux voyages de l’auteur aux États-Unis, au Brésil.
Le roman va être édité en 1961 par l’éditeur Shinchosha. En français, le roman a été publié en 1970 chez Albin-Michel, traduit du japonais par R. Seifert sous le titre les belles endormies.

Dans sa traduction anglaise, la première édition était traduite par E. Seidensticker sous le titre The House of the Sleeping Beauties.

 

Pourquoi entrer dans la maison des belles endormies?

 

Il nous invite à passer cinq étranges nuits dans une mystérieuse maison en bord de mer en compagnie du vieil Eguchi où l’on propose aux vieillards d’éprouver d’ultimes plaisirs sensuels et spirituels aux côtés de jeunes filles plongées dans un sommeil profond «un abîme sans fond».

Délivrés de toute honte, ils pourront jouir de leur beauté et de leur présence avant de s’endormir à leur tour à coup de somnifères.
Sordide, pathétique, dérangeant, immoral? L’expérience s’avère avant tout fascinante aussi bien qu’hors norme.

Chaque nuit passée aux côtés de ces Shéhérazades muettes et inertes, est l’occasion d’une évocation sensorielle et de réminiscences amoureuses ou familiales.

Dans cette intimité, le dialogue n’est pas entre la fille et l’homme mais entre l’homme et lui-même.

Dans une chambre aux rideaux cramoisis, des jeunes femmes livrent leur corps à la contemplation. Des hommes viennent trouver une illusoire consolation et un moment de beauté.

C’est avant tout la curiosité qui pousse Eguchi à frapper à la porte de cette maison, mais il ne percera aucun de ses mystères. Lui qui pourtant ne ressemble pas aux “clients de tout repos” qui fréquentent la maison, il se pliera comme eux à ses règles étranges: on regarde, on touche, et c’est tout. Aucune intimité physique, aucun attachement, simple présence inanimée. Peu à peu, le vieil Eguchi se prend au jeu. Chaque nuit passée est l’occasion de refaire le voyage de sa vie sans tristesse ni nostalgie.

 

« Le vieil Eguchi en était venu à penser dans cette maison que rien n’était plus beau que le visage insensible d’une jeune femme endormie. N’était ce pas la suprême consolation que pouvait offrir ce monde ? »

Dans cette maison des belles endormies, on pourrait craindre l’ennui ou le caractère répétitif, mais il n’en est rien.

En suivant Eguchi, on est au centre d’un tableau riche en allégories sur la beauté, la vieillesse, la mort, le désir et la jeunesse. Chaque nuit est l’occasion d’une découverte d’une jeune fille endormie.

 On passe rapidement du plaisir à la gravité, de l’érotisme aux souvenirs.

Les descriptions commencent charnelles, émoi provoqué par la texture, la finesse, la douceur, la fraîcheur, l’éclat de la peau, l’arrondi juvénile d’une épaule, les longs cheveux noirs qui contrastent avec la blancheur de leur peau immaculée sans grain de beauté, les petits seins à l’aréole rose.

Après cette description de la beauté lascive, chaque fille entraîne Eguchi vers une expérience érotique, platonique, à sens unique qui se termine par une réflexion sur lui-même, sa vie, ses amours.

 

 

 

Comme toujours, l’image entraîne la réflexion chez Kawabata.

On entre la maison des belles endormies pour partager des pages écrites avec pudeur et tendresse, un jeu entre un vieillard et des jeunes femmes endormies, un jeu entre la vie et de la mort, entre le présent et le passé.

Il va admettre que le temps des amours anciennes ne reviendra pas, sauf en rêve.

La fille secoua l’épaule et de nouveau s’étendit sur le ventre. Il semblait que ce fût là sa position préférée. Le visage toujours dirigé vers Eguchi, de la main droite elle serrait légèrement le bord de l’appuie-tête et son bras gauche reposait sur le visage du vieillard.

Cependant, elle n’avait rien dit. Il sentait le souffle chaud de sa respiration paisible. Le bras, sur son visage, remua comme pour retrouver l’équilibre ; il le prit de ses deux mains et le posa sur ses yeux. La pointe des ongles longs de la fille piquait légèrement le lobe de l’oreille d’Eguchi.

L’attache du poignet s’infléchissait sur sa paupière droite, de sorte que la partie le plus étroite de l’avant- bras recouvrait celle-ci. Désirant rester ainsi, le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux.

L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu’Eguchi sentait monter en lui une vision nouvelle et riche.

À pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d’hiver, épanouies dans le soleil de l’automne tardif au pied du haut mur d’un vieux monastère du Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c’était au printemps, à Nara, des fleurs des glycines, et le Camélia effeuillé

 «Ah ! j’y suis !.. À ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées [...]

Au fond de ses yeux que recouvraient la main de la fille, il voyait tantôt surgir, tantôt s’effacer des visions de fleurs, et tout en s’y abandonnant, il revivait les sentiments qu’il avait éprouvés au jour le jour quand, quelque temps après avoir marié ses filles, il s’était intéressé à des jeunes personnes étrangères à sa famille. Il en venait à considérer cette fille- ci comme l’une des jeunes personnes de ce temps-là.”

 La beauté de ce récit tient beaucoup à la façon dont Kawabata réussit à le faire progresser sur la ligne ténue entre les sentiments et les sensations, entre l’amour éthéré et le sexe.

Ces jeunes femmes nues et dociles qui dorment contre lui sont l’illustration douloureuse de la beauté et de la jeunesse qu’il a lui-même perdues, et leur profond sommeil devient l’illustration de sa propre mort à venir.

«Qu’elle fût vivante, il n’en avait jamais douté, et il avait murmuré cela qui signifiait qu’il la trouvait charmante, mais à peine proférées, ces paroles avaient pris une résonance inquiétante. La fille, endormie sans qu’elle ne se doutât de rien, avait perdu conscience, mais encore que le cours de son temps vital n’en fût point suspendu, n’en était-elle pas moins plongée dans un abîme sans fond ? Cela ne faisait pas d’elle une poupée vivante, car il n’existe point de poupée vivante, mais l’on en avait fait un jouet vivant afin d’épargner tout sentiment de honte à des vieillards qui déjà n’étaient plus des hommes. Ou mieux encore qu’un jouet, pour des vieillards de cette sorte, elle était, qui sait, la vie en soi. »

kawabata les belles endormies livres

 

Le roman est chargé d’un érotisme latent porté par le regard d’Eguchi sur ces belles endormies. Les postures et les mouvements inconscients des endormies nues deviennent des chorégraphies aguicheuses.

Eguchi observe, partage cette étrange intimité limitée à la nudité.

Kawabata revisite le fantasme de la femme endormie, de la belle au bois dormant, des vénus assoupies, de la femme objet, de la femme offerte, de la femme sans retenue.

Il associe le regard à d’autres sens. Eguchi voit la fine sueur qui perle à la lisière des cheveux les flux sanguins qui colorent la pointe des doigts, et il est entouré des odeurs parfois douces, parfois âcres.

L’odeur du lait de la première fille fera surgir les souvenirs d’un passé amoureux, d’un père de famille, des enfants, des moments où son épouse allaitait ses enfants.

Des réflexions sur les évènements qui déterminent toute une vie.

Le désir charnel disparaît, le vieil homme éprouve d’autres émotions comme à la compassion et la tendresse pour la belle qui dort dans son lit.

Cette technique d’évocation (ou de synesthésie) à partir des images est présente dans la poésie de Beaudelaire, et utilisée par Proust. Chez les écrivains anglophones, on trouve cette technique chez D H Lawrence et chez Joyce.

Dans ce roman, le personnage central est le vieillissement. Eguchi va revoir sa vie, faire le bilan de son existence pendant ses soirées à la maison des belles endormies, où il passe la nuit avec une femme sous sédation.

Eguchi partage avec ses femmes endormies une sorte d’intimité sans la possibilité de communiquer.

Kawabata ajoute une certaine communication visuelle. Il est difficile de parler de voyeurisme dans le cas d’Eguchi, car le voyeurisme suppose une certaine distance entre le regard et le sujet visualisé. Dans la maison des belles endormies, il y a une communication tactile.

Eguchi peut toucher, explorer, entrer dans l’intimité physique de la femme endormie.

Aucune femme, ne peut dissimuler son âge quand elle dort”

 Dans ce roman, Kawabata décrit une intimité philosophique où Eguchi pense à d’autres réalités que sa propre réalité, c’est une intimité problématique qui répond aux questions posées par l’âge: la solitude, le vieillissement, le désir.

En dépit d’une situation dérangeante, un homme âgé qui observe des jeunes femmes endormies, Eguchi comme les autres héros chez Kawabata, comme Kikiuji dans Nués d’oiseaux blancs, il est immobilisé dans la vision, à la recherche d’un accès au sentiment et aux émotions.

L’odeur du lait de la silhouette endormie lui rappelle les moments passés avec ses enfants, les moments où il était assis sur la véranda pour observer le coucher du soleil.

L’odeur provoque des souvenirs, les personnages s’opèrent dans la beauté du monde, et dans ses propres pensées. Il y a dans ce jeu d’associations libres un parfum de Proust, James Joyce, et de la littérature psychanalytique.

Dans l’introduction du roman, Yukio Mishima écrira :

“ses beautés endormies étaient caressées par les mots et les pensées.” L’amour, la mort, la beauté, le désir, la solitude... Voilà le monde de Kawabata.

  “Je dormais comme si j’y étais mort “, dit Eguchi à propos d’une de ses relations passées. Kawabata nous décrit une forme d’intimité qui ne réside pas dans la communication, mais dans le contact, dans l’enchevêtrement des corps, dans le partage du sommeil, et de l’inconscient.

Le vieil homme arrive, la fille est endormie, il partage une partie de son intimité à travers une communication tactile et visuelle, puis il prend à son tour un somnifère, il partage avec elle le sommeil, et le contact corporel.

Les personnages chez Kawabata apprécient la méditation et la réflexion, par contre, ces personnages sont passifs, rarement engagés.

Ils préfèrent de ne pas s’exprimer, et d’avoir une vie solitaire. On peut dire que ses personnages sont négatifs car ils n’agissent pas sur le monde. Kawabata définit le monde d’une façon différente, selon lui, la pensée humaine, les émotions, les craintes, la solitude, et la mort font partie du monde.

Un monde limité à la vie extérieure ne semble pas séduire Kawabata, il y trouve peu d’intérêt, et demande comment peut-on exclure du monde la moitié de la vie, c’est-à-dire les rêves et le sommeil?

Comment peut-on exclure les émotions, nos attachements aux objets et aux autres?

Comment peut-on exclure nos peurs et la mort, qui conditionnent notre existence ?

Il est inutile de chercher chez Kawabata les techniques de narration utilisées par Balzac, Dickens ou Flaubert.

Ces écrivains décrivaient un environnement, puis un personnage ayant des caractères, un destin dans cet environnement.

Kawabata va décrire un environnement, avec un personnage parfois immobile mais grand voyageur dans sa tête.

Dans la maison des belles endormies, Eguchi va voir des « points blancs dans la lumière”.

C’était la saison pour passer des robes sans manches. L’épaule de la jeune fille, récemment mise à nu, avait l’éclat de la tige humectée à l’abri du printemps, et pas encore ravagée par l’été.

Eguchi pense, à un moment, de se tuer dans la chambre d’une belle endormie.

“Ne serait- il pas l’endroit le plus souhaitable pour mourir? Pour éveiller la curiosité, pour finir sa vie dans l’apogée d’une bonne mort »?

Il y a clairement un côté Proustien chez Kawabata, le personnage quitte le réel pour vivre dans un autre monde qui prend en compte l’humain avec ses émotions et ses conditions.

Eguchi pense, que:

ses connaissances seraient surprises. Quelle blessure pour la famille ? Mais mourir dans son sommeil à côté des deux jeunes filles, n’est-ce pas le désir ultime d’un homme dans ses dernières années ?

L’imagination, les motivations, les désirs, les craintes, l’environnement et la présence de ces deux jeunes filles, sa condition humaine et les années qui passent.

La passivité des personnages n’est pas neutre.

Les personnages n’agissent pas sur le monde, mais leurs pouvoirs ont un réel impact sur les autres. À la fin d’un chapitre peuplé d’interrogations sur sa propre mort, une belle endormie meurt dans la maison, allergique aux somnifères.

Eguchi n’a commis aucun crime, mais il se sent impliqué dans la mort de cette jeune femme.

Chez Kawabata, les hommes sont éthiques, indécis, et passifs quand il s’agit de l’impact de leur action sur les autres.

De nombreuses adaptations cinématographiques ont été réalisées à partir de roman, comme l’adaptation
2008 par Vadim Glowna, Das Haus der Schlafenden Schönen ou le film australien 2011 Sleeping Beauty réalisé par Julia Leigh.

 

Ref 

Jean Mercos, Kawabata, Une Biographie, Ed  Causam, 2016

 

 


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Vita sexualis de Mori Ogai

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Banni peu de temps après sa publication en 1909, VITA SEXUALIS  n'est pas un roman érotique selon nos critères d'aujourd'hui . Aucune description érotisée, aucune sensualité exprimée, aucune nudité affichée. C'est un livre sur la conscience sexuelle, sur l'apparition du désir dans la vie d'un adolescent, sur la lutte entre le désir, les idées et les traditions dans un Japon bouleversé durant les années de l'ère Meiji.

 

Mori Ogai (1862-1922)

Médecin, haut fonctionnaire, traducteur de littérature allemande, historien et écrivain, Mori Ogai est l'une des figures majeures avec Natsume Sôseki de la littérature moderne japonaise. Marqué par les influences occidentales (il fera un séjour d'études en Allemagne), il ne cesse de s'interroger sur la " Japonité " et opérera à partir des années 1910 un retour vers des valeurs plus traditionnelles.

Après la restauration de Meiji, il part apprendre l'allemand à Tokyo avant d'entrer à l'Université de Tokyo en 1873. En 1884, il voyage en Allemagne en tant que boursier du ministère des Armées. Il travaille pendant quatre ans dans des laboratoires réputés à Berlin où il poursuit ses recherches sur la prophylaxie. Il découvre la société occidentale et ses œuvres : Sophocle, Halévy, Dante, Hartmann, sa peinture et son théâtre.
En 1888, de retour au Japon, il décide d'établir les bases d'une science japonaise moderne. Il crée des revues de médecine. Désireux d'introduire la littérature occidentale au Japon, il traduit et publie des auteurs tels que Calderón, Lessing, Daudet ou Hoffmann. Il publie Shosetsuron (des romans) pour présenter les théories naturalistes d'Émile Zola. Pendant la guerre sino-japonaise (1904-1905) et la guerre russo-japonaise, Ogai Mori subit les conséquences d'une politique de censure.
D'un autre côté, il s'interroge quant au développement de son pays, au malaise social naissant dû à la vague d'industrialisation accélérée et à la place de l'individu au sein de la société.


Mori a été le premier romancier japonais à étudier la littérature occidentale à sa source, et comme on peut le deviner, ces productions littéraires et académiques étaient fortement influencées par ses études en Occident, et surtout par la langue allemande.
Son roman La fille raconte l'histoire d'un étudiant japonais en Allemagne, qui tombe amoureux d'une fille allemande, l'abandonne pour retourner travailler dans l'administration Meiji.


Le romantisme, qui a influencé beaucoup de romanciers et de poètes jusqu'à la guerre russo-japonaise, va laisser place au mouvement naturaliste. Les écritures de Zola et de Maupassant, le positivisme d'Auguste Comte vont influencer les écrivains japonais. On lit des romans riches en observation soignée et détaillée du comportement humain, des descriptions presque cliniques associées à une narration généreuse. Ce naturalisme japonais  a été fortement critiqué pour plusieurs raisons : à la différence du naturalisme européen, le naturalisme japonais était concentré sur l'individu sans s'intéresser à la société, produisant un sentiment d'égoïsme. En dépit des critiques, les auteurs japonais de l'école naturaliste se sont passionnés pour un thème majeur qui va marquer la littérature japonaise moderne : la vie psychologique et émotionnelle de chaque individu.

Dans son roman le Jeune homme, son héro  Koizumi Junichi, jeune étudiant, aspire à devenir écrivain. Il se trouve plongé dans les discussions intellectuelles et artistiques de l'ère Meiji, qui portent notamment sur la modernisation de la culture nippone. Parallèlement, le jeune homme fait son initiation sentimentale par l'intermédiaire de trois figures féminines : la jeune femme, la geisha, la femme mariée.

 

Vita sexulais : roman événement

Intrigué par le sujet du désir sexuel et son rôle à l'ère moderne, Mori a commencé à écrire une œuvre dans laquelle son personnage principal, Shizuka Kanai, professeur de philosophie, tente d'écrire l'histoire de son développement sexuel. La chronique qui en résulte, depuis une rencontre d'enfance avec une estampe érotique, à une soirée passée à l'âge adulte avec une courtisane, est racontée à la manière d'une enquête sérieuse et sans détails. Ce sont les idées et les discussions qui comptent.
Ce roman devient avec le temps un témoignage de son époque, de ce japon qui n'existe plus.  Pour les lecteurs contemporains, le roman de Mori fournit des passages descriptifs précieux de l'ère Meiji à Tokyo.


En visitant Asakusa, un quartier connu pour son association avec le sacré, Kanai observa les vieux hommes et femmes aux genoux pliés, leurs corps "comme les homards, ils murmuraient leurs prières incompréhensibles". Dans un quartier de plaisir, il rencontre des ateliers d'archers, où il est frappé de "trouver dans chacune de ces boutiques une femme dont le visage était couvert de peinture blanche". Ces stands de tir ont disparu laissant place à des  maisons closes.
Ogai Mori publie son roman en 1909. Il est interdit trois semaines après sa publication. Pourtant, ce livre ne comporte rien de sexuel, ou d'érotique.
Vita Sexualis a beaucoup en commun avec l'autre roman d'Ogai, les oies sauvages. Les deux deux romans se concentrent sur de petits moments d'intuition et de révélation pour expliquer le développement du personnage et la progression du  récit.
Dès la première page, nous sommes informés sur le narrateur: "Monsieur Shizuka Kanai est un philosophe de métier." Le première chapitre est à la troisième personne, puis le livre se déplace vers la première personne ".  Ogai suit un format où chaque chapitre commence à une tranche d'âge différente du professeur, à partir de l'âge de six ans. Les chapitres sont courts, et racontent de petites scènes qui peuvent éclairer le personnage sans influencer le récit.
Il y a des moments humoristiques comme quand le professeur atteint l'âge de dix ans, et décrit en regardant plusieurs dessins érotiques :

 

"Alors que je les regardais encore et encore, des doutes se sont produits. Une partie du corps a été dessinée avec une exagération extrême. Quand j'étais beaucoup plus jeune, il était tout à fait naturel pour moi de penser que cette partie du corps était une jambe mais ce n'était pas le cas. "

 

Le narrateur ne cite jamais le nom de parties spécifiques du corps qui font l'objet de sa curiosité. Il obtient son diplôme sans avoir eu de relations sexuelles avec des femmes, le héros continue à parler des femmes et de ce qu'elles représentent d'une manière distante sans sentiments et sans s'intéresser à la sexualité.  

 "Je ne crois pas qu'une œuvre d'art puisse échapper à l'étiquette" autojustification" Car la vie de chaque créature vivante est une autojustification ".  


Le livre se termine par ses réflexions, il juge sévèrement ce héro trop passif qui ne sait pas embrasser la passion, homme trop cérébral :


" M. Kanai a définitivement renoncé à écrire. Mais il a longuement réfléchi. Les gens diront, en considérant l'homme qu'il est devenu à présent, que c'est parce qu'il a vieilli et que toute passion l'a quitté. Mais les années n'y sont pour rien. Petit garçon déjà, M. Kanai avait une trop parfaite connaissance de lui-même, et c'est cette connaissance même qui a desséché la passion naissante. "

 

" M. Kanai n'était pas impuissant. Il n'était pas non plus impotent. Les gens laissent en liberté le tigre de leurs désirs et, le chevauchant parfois, sombrent dans la vallée de l'anéantissement.  M. Kanai a dompté le tigre de ses désirs et l'a terrassé.
Bhadra était l'un des disciples de Bouddha. Un tigre qu'il avait apprivoisé dormait à ses côtés. Ses jeunes disciples craignaient l'animal. Bhadra signifie " sage ". Le tigre était probablement le symbole de ses désirs. Or, le fauve avait été dompté, mais son pouvoir de terroriser les gens n'était nullement amoindri. "


Vita Sexualis n'est pas un roman exceptionnel sauf dans le contexte de son époque. Ogai entre la littérature japonaise dans la modernité , ouvre la voie à d'autres romanciers comme Tanizaki  pour pénétrer le monde de l'intime dans une société qui refuse l'individualisme.


Vita Sexualis est considéré comme un roman autobiographique du développement sexuel de l'auteur Mori. Il a été considéré comme audacieux au moment de sa publication. Vita Sexualis a osé parler de manière ouverte de l'activité homosexuelle des jeunes garçons au Japon, et aussi de l'initiation sexuelle des garçons par les prostituées. On peut penser que ce livre fut interdit, car il a révélé cette vie des garçons, future élite au Japon, et dévoilé un monde intime de désir et de questions que la société cherchait à marginaliser.
Le livre se termine par une belle réflexion :


" Un vers que le poète Dehmel écrivit pour son fils dit ceci : " N'obéis pas à ton père ! Ne lui obéis pas ! " Le narrateur prend sa plume et, en latin, trace en grosses lettres sur la couverture : Vita sexualis.  "


Vita Sexualis explore les questions morales et sociétales pendant le déclin de l'ère Meiji, et le début de la modernité. Vita Sexualis est un roman sur l'inhibition et l'observation, la passivité sans action ni exploration.
Nous pouvons mesurer combien Ogai a influencé par ses romans les grands écrivains postérieurs comme comme Tanizaki et Kawabata

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Kawabata : Pays de neige

 

kawabata pays de neige

 

 

 

 

Pays de Neige (yukiguni), écrit entre 1935 et 1948. Traduit par Bunkichi Fujimori et Armel Guerne, 190 pages .

Ce roman est souvent considéré comme le chef d'œuvre de Kawabata.
Pays de neige raconte l'histoire de Shimura, un spécialiste de l'art chorégraphique, qui habite Tokyô , qui vient par trois fois  séjourner dans une région montagneuse. Il y noue une relation avec une geisha du nom de Komako, il est troublé par une autre jeune femme, Tokyô. Entre elles deux existe une relation mystérieuse autour d'un jeune homme malade, Yukio. La trame est simple racontée de manière assez sophistiquée puisque le livre commence sur le deuxième séjour, le premier étant raconté en flash-back.
Il s'agit du livre de Kawabata qui a été l'objet du plus grand nombre d'études.
Le livre est d'une simplicité trompeuse qui cache de nombreux symboles, non dits et autres phrases sibyllines comme toujours chez Kawbata.
Sur la quatrième couverture de l'édition française on lit  :


" Dans les montagnes du nord, la neige est, plus qu'un décor, le symbole de la pureté perdue. Elle pétrifie le temps et l'espace, et délimite le champ clos où va se nouer le drame entre Shimamura, un oisif originaire de Tokyo venu dans le Pays de Neige pour retrouver Komako, une geisha, et Yôko, une jeune femme rencontrée dans le train. Étrange relation triangulaire où Shimamura pourra croire qu'il a trouvé l'unité qu'il cherche, unité du corps et du coeur, entre les jeux sensuels de Komako et les jeux de regards de Yôko.

Ce Pays de neige du Prix Nobel 1968 est une incantation, un chant harmonieux et pur, qui se finit dans le rouge sang de l'incendie. On y retrouve l'art de la peinture des sensations à petites touches pudiques et la musique des sens qui, du Grondement de la montagne à Tristesse et beauté ou Les Belles Endormies, imprègnent l'œuvre de Kawabata (1899-1972), ainsi qu'un dépouillement qui pourrait s'apparenter au Zen s'il n'était hanté par le bruit souterrain de la mort. "


Kawabata écrit lui-même :
" Parmi mes romans et mes essais, on compte énormément de textes interrompus dès le début, ou plus exactement il vaut mieux dire qu'il est exceptionnel que je puisse publier un texte achevé."


C'est le cas de Nuée d'oiseaux blancs, Kyôto, Le Lac, Tristesse et beauté, etc. Pays de neige appartient aux textes à conclusion ouverte ou problématique.


Il s'en explique :
" Les récits inachevés ne sont pas seulement dus à ma manière qui est de suivre le cours de mes associations d'idées, et si bien sûr ils proviennent de ma paresse, il faut dire que lorsque je commence à écrire, je suis au terme d'un renoncement complet. Je veux dire par là que j'abandonne complètement l'idée d'écrire quelque chose de bien.
Dans la mesure où l'on publie essentiellement des nouvelles dans les revues mensuelles, tout écrivain est peu ou prou sujet à cette mauvaise habitude."


L'étape de la conclusion est essentielle chez Kawabata : elle sert à finir un texte en laissant au lecteur la latitude d'achever l'histoire. C'est le mode optimal de ce type particulier de conclusion que l'écrivain cherche à élaborer au travers de ses multiples versions.

 

Pays de Neige, le chef d'œuvre


"Le train est sorti du long tunnel vers le pays de la neige. La terre était blanche sous le ciel de la nuit ".

Ceci est l'une des plus célèbres ouvertures de la littérature japonaise, comme ne français la fameuse ouverture de Proust dans la recherche de temps perdu : " longtemps, je me suis couché de bonne heure ".
"Pays de neige" évoque des images de vacances de ski, des sources délicieusement chaudes, le saké de haute qualité brassées avec des eaux de fonte des neiges et petites auberges traditionnelles de restauration en automne et en d'hiver pour les touristes.
C'est un roman relativement court de 200 pages qui racontent la complexité des relations humaines, l'isolement, la solitude de deux personnes qui tentent de d'avoir lien, et qui échouent.
Dans ce roman, Kawabata envoie son regard aigu sur un petit village de montagne dans le "pays de neige" de la préfecture de Niigata, une région sur la côte ouest des " Alpes japonaises" appréciée en raison de l'abondance de sa couche neigeuse.
Pour les hommes japonais d'une certaine génération, le pays de la neige est associé à la geisha. Contrairement à la geisha aux talents artistiques des zones urbaines, ces "geisha de sources chaudes" sont connues pour utiliser leur formation minimale en musique et la danse comme couverture pour des spectacles plus intimes.


Shimamura est un riche homme d'affaires de Tokyo. Il est attiré par Yoko, et par Komako, une apprentie geisha qui tombe amoureuse de Shimamura. Sa forte personnalité attire Shimamura. La relation entre les deux femmes est mystérieuse, intime ou amicale.

L'histoire commence dans un train qui se dirige vers cette station balnéaire. Shimamura remarque dans le train deux passagères, Plus tard dans le roman, on découvre que cette rencontre n'est pas une coïncidence.

Shimamura se dirige vers cette station dans l'espoir de raviver sa relation avec Komako, une geisha il a rencontré lors d'une visite précédente. Il est obsédé par son aspect physique. Komako est geisha, elle vend ses services aux hommes sans s'impliquer émotionnellement, Shimamura, en raison de ses sentiments ambigus envers Komako, hésite à y participer. Il modifie la nature de la relation. Les deux personnes vont s'impliquer, chacune à sa manière, dans une relation tumultueuse et sensuelle.


Yoko est présente à quelques reprises dans le roman. Shimamaura la remarque dès la première scène du roman et tombe amoureux d'elle. En fait, il fantasme sur elle et sur Yoko.

Quand il voit Komako pur la première fois, Kawabata décrit sa beauté comme une partie de la beauté d'un paysage, d'un monde  :

"Couper par le visage, le paysage du soir se déplace autour de ses courbes. Le visage semblait transparent, mais était-ce vraiment transparente  ? Shimamura avait l'illusion que le paysage de la soirée a glissé sur le visage, mais ses pensées étaient incertaines".


" Il y avait une telle beauté dans cette voix qui s'en allait, haute et vibrante, rouler comme un écho sur la neige et dans la nuit, elle possédait un charme si émouvant, qu'on en avait le cœur pénétré de tristesse "


Shimamura est un individu qui s'ennuie, "vit une vie d'oisiveté," il vient aux sources chaudes dans une tentative pour essayer de se reposer et récupérer des forces. Il préfère vivre dans les fantasme de son propre esprit, que et non pas dans le réel.
Plus tard, le paysage est utilisé pour évoquer son humeur, lorsque le narrateur mentionne une fois de plus l'idée d'un "monde lointain", dont Shimamura ferait partie :


"Toujours prêt à se livrer à la rêverie, il ne pouvait croire le caractère réel du miroir flottant sur le paysage du soir et l'autre miroir de neige sont réels. Ils faisaient partie de la nature, d'un monde lointain.
Et la chambre, devint durant ce moment une partie de ce même monde lointain".


Komako de son côté commence à éprouver des sentiments nouveaux pour Shimamura, celui-ci refuse d'admettre ce qu'il se passe quelque chose entre eux. Cette contradiction va provoquer une série d'éruption et de tension initiées par Komako qui cherchent à faire évoluer cette relation.

Shimamura devient plus intime avec Komako, sans pouvoir s'abandonner, sans pouvoir l'aimer. Il lui est difficile d'aimer, il n'a jamais aimé. Shimamura omet de construire une relation avec Yoko, amie et rivale de Komako, pour laquelle il éprouve une forte attirance.

Un des moments marquants dans le livre est quand Komako tient Shimamura dans ses bras, le bercer comme un enfant, et Shimamura va lui dire "une bonne fille" avant de se rattraper  : "vous êtes une bonne femme."

Komako veut savoir ce que signifie être bonne, Shimamura est incapable de lui fournir une explication. Au début, elle rit, quand il lui dit qu'elle est une bonne femme, elle lui repose la question. C'est un homme incapable d'admettre ou de valider son propre plaisir.

Kawabata utilise à nouveau le paysage pour évoquer l'ambiance, où les montagnes sont "plus lointaines chaque jour" et maintenant, avec le passage de l'automne à l'hiver, les cèdres, sous une mince couche de neige couleur rose pure sur fond blanc étendu vers le ciel, semblent être coupés du reste".
Cette description d'être "coupé" traduit le choc émotionnel entre Komako et Shimamura.


La fin du roman est mémorable, ambiguë. Un incendie se produit à l'entrepôt, entrepôt utilisé comme salle de cinéma. Shimamura et Komako arrivent ensemble pour voir la chute de Yoko du balcon du local en flammes.
Komako se dirige courageusement pour tenter de sauver Yoko des flammes. Shimamura se retrouve inutile, incapable d'offrir une aide réelle. Quand il tente de bouger, il est poussé de côté par les hommes qui aident Komako à porter le corps de Yuko. Quelques instants avant, malgré le feu, Shimamura était encore dans son monde imaginaire, émerveillé par la Voie lactée qui plane au-dessus.


Quand il est poussé par les hommes, il tombe à la renverse. La dernière phrase du roman est la suivante :


" Il fit un pas pour se reprendre, et, à l'instant qu'il se penchait en arrière, la Voie lactée, dans une sorte de rugissement formidable se secoua en lui."

Dans l'introduction de sa traduction anglaise, Edward G. Seidensticker souligne qu'il est impossible de savoir si Yoko est vivante ou morte à la fin du roman, mais Kawabata nous donne quelque indice :


"Son visage était tendue et désespérée, comme au moment de la fuite de l'âme".

Le style de Kawabata dans ce roman est hors du commun.
Dans la version originale, quand le train de Shimamura émerge du tunnel, il traverse une kokkyo (frontière entre les pays,). En entrant ce pays de neige, "le fond de la nuit devient blanche" (yoru pas Soko ga Shiroku Natta). C'est ainsi qu'on a décrit le style de Kawabata de "  haïku like  " ou style ressemblant à la poésie haïku.

Kawabata est intéressé à décrire les sensations de son époque en utilisant les moyens disponibles à son époque.


La poésie est là, mais ne suffit plus pour décrire le paysage moderne et sa complexité. Il va incorporer et emprunter des méthodes utilisées en photographie et en cinématographie dans son écriture.


Shimamura est dans le train qui va plus profondément dans le pays de la neige, il regarde l'image d'une femme réfléchie sur la surface de sa fenêtre.


Voici une description façon cinéma  :


"L'obscurité s'était faite dehors ; la lumière avait été donnée dans le train ; et les glaces des fenêtres jouaient l'effet de miroir. Il qui masquait la glace l'avait empêché, le chocolat, de jouir des phénomènes qui s'étaient révélés avec le tri il y avait tiré."


" Sur le fond, très loin, et définit le paysage du soir qui servit, en quelque sorte, de trains mouvants à ce miroir ; les figures humaines qu'il réfléchissait, plus clair, si découper un peu comme les images en surimpression dans un film. Il n'y avait aucun lien bien sûr, entre les images mouvantes de l'arrière-plan et celle, plus net, et de personnages ; et pourtant tout se maintenir en une unité fantastique".

Kawabata fait référence aux films directement dans sa description, dans son jeu de lumière et de miroirs et d'images.

 

 


Kawabata utilise un style poétique qui ressemble au poème Haïku pour capturer un moment unique, en ajoutant des techniques cinématographiques, à la façon dont un réalisateur utilise les plans d'ensemble, pour suggérer des choses à propos de ses personnages.

Pays de neige, où Kawabata décrit un Japon traditionnel, utilisant les images de la nature, en étant conscient du monde moderne, des techniques littéraires modernes utilisées par Joyce en Angleterre, et par Proust en France. Il construit dans sa narration des plans d'ensemble pour éclairer les personnages et leurs motivations. La tristesse devient la nuit tombe, qui noircit un pays blanc.

Ce roman est influencé par la vie personnelle de Yasunari Kawabata.
Un thème majeur dans ce roman est le besoin des autres, le besoin d'amour. Jeune, Kawabata a connu quelques relations qui l'ont rendu émotionnellement insécure.


Le train représente le seul chemin pour entrer et sortir du pays de neige. Les habitants du pays de neige sont un peu isolés.
Les autres, l'isolement...

La Geisha représente le gaspillage de la beauté. Le terme geisha est synonyme de prostituée. On trouve des réflexions sur le désir irrationnel de perfection, sur l'incapacité à vivre dans le monde actuel.


Shimamura souffre également de l'impossibilité de se lier avec les gens de son monde. Cette distance douloureuse avec les autres n'est pas seulement un fait romanesque, c'est aussi le vécu de Kawabata. Selon certaines biographies, Il est probable que Kawabata a eu une liaison avec une geisha et qu'il a a tout fait pour dissimuler ce fait.
La narration englobe des réflexions surprenantes et irrationnelles, produisant une sorte de beauté. Dans ce roman, Kawabata révèle le caractère de ces héros à travers leurs reflets dans les vitres du train, ou à travers les pensées de son héros en observant, pendant son ennui, l'index de sa main gauche plié.
Kawabata, à travers l'étrange et le surprenant, à travers l'incertitude des pensées et de la mémoire, tente de dessiner la fragilité de la condition humaine.
Dans ce train allant vers le pays de neige, le héros sera séduit par l'image d'une femme, sur la vitre du train. Il ne savait pas s'il avait rêvé pendant ce long et ennuyeux voyage ou il s'agissait d'une vraie image.
Dans ce pays froid, les vapeurs d'eau transforment les vitres des fenêtres en miroirs, les paysages du soir et les figures réfléchies sur ses miroirs se fusionnent dans un monde transparent et immatériel. Les visages des passagers défilaient sur ses fenêtres miroirs, se superposaient sur les paysages nocturnes. Nous pouvons ainsi imaginer le visage souhaité d'une femme entre deux montagnes, ou l'oeil d'un enfant endormi flottait sur la surface d'un lac gelé.
En utilisant cette technique, Kawabata répondait magistralement à plusieurs exigences  : cultiver les traditions littéraires japonaises en utilisant les techniques occidentales de narration, pour produire un roman compatible avec la culture ambiante, et probablement avec les limites de la censure qui régnait sur le Japon et sur ses maisons d'édition.

pays de neige film

 

Pays de neige (yukiguni), 1957, film réalisé par Shiro Toyoda.

 

kawabta pays de neige film

 

Photo de Kawabata sur le tournage du film Pays de neige en 1957.

 

réf

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