Cabanel, naissance de vénus 1863, Musée Orsay
Le nu et l’art, association déjà ancienne
Les traditions du nu varient selon les cultures et les époques.
Les nus à la Renaissance entre 1490 et 1520 marquent un tournant dans l’histoire du nu. Selon Bernstein (1992), Giorgione et Raphaël, principaux représentants de cette nouvelle pratique, ont élargi leurs méthodes de travail pour intégrer l’étude du modèle féminin nu. À partir de 1490, les artistes ont commencé à produire de nouvelles images représentant des femmes entièrement nues, partiellement nues ou aux seins nus. Progressivement, on distingue la nudité (être sans vêtements) du nu artistique ou académique, considéré comme une forme d’art.
La Grèce antique nous a laissé en héritage la mythologie d’un âge d’or où l’humanité était en harmonie avec la nature et où les vêtements n’étaient pas nécessaires. Adam et Ève erraient dans le jardin d’Eden et « ils étaient tous deux nus, l’homme et la femme, et n’avaient pas honte » (Genèse).
Le nu féminin peut exprimer l’abondance de la nature, la fécondité, la source de la vie, le nu masculin exprime la santé, la force et la beauté.
L’artiste a perfectionné la forme. Inspiré par les prototypes classiques, le mâle idéalisé peut se voir donner force et grâce, et la femme idéalisée des charmes qui s’accordent avec le goût et la mode de l’époque. De la Renaissance jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, le nu féminin a été peint d’innombrables façons pour susciter le rêve, et pour cultiver la beauté (Clark 1970).
Être sans vêtements, c’est aussi être vulnérable. La nudité ou la quasi-nudité du Christ à la Flagellation et à la Crucifixion le présente sans défense et accentue ainsi le sentiment de tristesse.
Ce thème est européen, il n’est pas partagé par les peintres et critiques américains ni dans d’autres cultures. Le nu dans la peinture européenne est une curiosité, ou une idée inacceptable d’autres.
Même au sein du continent européen, le nu artistique a fait et fait toujours l’objet de discussions et de polémiques. Il témoigne profondément son époque, la culture dominante, les interdits, les liens entre les hommes et les femmes, l’érotisme, et les liens avec le corps. Le nu semble toujours un jeu avec l’interdit, une recherche des limites.
Le nu dans la peinture : un message
Nous pouvons constater ces multiples approches à propos de deux tableaux célèbres, de même époque, de mêmes expositions de 1863, Vénus de Cabanel et Olympia de Manet, en résumant certains commentaires de ces deux tableaux. La première conclusion des commentaires affirme déjà que le contexte est crucial quand il s’agit de la nudité.
Olympia, Édouard Manet 1863
Bien qu’il ait été salué comme le premier peintre moderne, Manet s’est inspiré de la grande tradition d’artistes comme Giorgione, Titien, Velázquez et Raphaël, que les préraphaélites avaient rejetés. Olympia (1863) s’inspire sans aucun doute des œuvres de la Renaissance, et réalise un ré-examen des anciens maîtres où, comme le veut la tradition, les figures nues étaient toujours représentées dans des décors classiques et le plus souvent en tant que déesses. Manet dessine une courtisane contemporaine, sans l’expression typiquement sobre et timide habituelle des tableaux académiques.
Cette courtisane est considérée provocante, choquante.
Dans le Salon de 1863, Olympia de Manet a été critiquée pour sa composition inacceptable et son regard direct, tandis que la Vénus de Cabanel, achetée plus tard par Napoléon III, a été louée pour son érotisme raffiné.
Jules Antoine Castagnary incarne cette vision idéalisée du nu. Dans son récit de 1863, il utilise les mots « beauté éblouissante, immaculée et nue » pour décrire la forme nue de la déesse Vénus. Il commente la « pose harmonieuse » et les « contours purs et bien agencés » de Vénus. La Vénus de Cabanel est bien dessinée, idéalisée, dépourvue de défaut et de poils sur le corps, sexuellement passive, sans caractère, trop parfaite pour être humaine.
Cabanel adhère parfaitement aux conventions acceptées en réalisant sa peinture. Le nu allongé est peint sous l’apparence d’une déesse classique, allongée avec les yeux tournés vers le spectateur, à moitié fermés, le corps offert aux regards des spectateurs, dans des paysages métaphoriques faisant écho à ses courbes.
Les visiteurs du Salon étaient habitués à voir des peintures aux nuances élaborées entre le clair et le foncé. Manet a utilisé des couleurs simples, des coups de pinceau audacieux, des formes implicites, fortes et simplifiées. Il a permis au spectateur de voir la peinture, la texture et les éléments de couleur. Son travail semblait naturel, délimité par un contour épais et noirâtre. Ces techniques obligent le spectateur à voir Olympia comme une femme nue, et aussi comme une peinture.
La poitrine d’Olympia est très éclairée, ce qui fait d’elle le point central du tableau. Cela a pour effet d’aplatir l’image d’Olympia. Tout dans cette peinture est soit clair, soit sombre. Les draps blancs, les oreillers, le bouquet de fleurs et la robe de la servante constituent l’ensemble de la couche de premier plan. Les rideaux vert foncé et le papier peint rouillé constituent l’arrière-plan. Le visage sombre de la servante, le chat noir et les bijoux noirs d’Olympia. Le contraste des couleurs dans la peinture de Manet fait appel au sens du spectateur.
Les réactions émotionnelles face à la peinture, comme la pureté, sont causées par les couleurs blanches du lit et de la femme sur les draps. Son teint blanc et pur est lié à l’association naturelle avec la pureté. L’obscurité qui entoure les femmes sur le lit est alors liée à des sentiments sombres et nuisibles qui sont pour la plupart liés au mal. La femme sur le lit inhibe l’innocence naturelle de la peinture.
La fleur qui est placée dans ses cheveux contient des couleurs de teintes roses et rouges, couleurs vifs qui apportent un intérêt à la tête et aux traits du visage de la femme. Les différentes fleurs que l’on voit dans le bouquet sont visibles dans la couverture sur laquelle Olympia est couchée.
La robe de la servante est assortie à cette couverture. Le mur du fond coïncide avec le canapé ou le lit. L’utilisation de la couleur dans le tableau permet différentes perspectives basées sur les sentiments et les émotions.
Le sujet de cette peinture est à la fois intrigant et artistique. Olympia est représentée d’une manière différente de la plupart des peintures de cette période. Son corps nu montre sa beauté physique, la façon dont elle est appuyée sur le lit donne l’idée qu’elle ne respecte pas son corps. D’autres peintures de cette époque montrent des femmes se présentant d’une façon plus gracieuse, stéréotypée. Sa nudité est complète, à l’exception de son bracelet, de son collier et de ses chaussures, montre qu’elle estime que des objets sont nécessaires pour la rendre belle, comme si elle ne voyait pas son corps, comme une œuvre d’art en soi. Ses bijoux, sa fleur et ses chaussures nous montrent qu’elle a besoin de certains accessoires pour ressentir la beauté extérieurement. Le lit en dessous d’elle est défait. Pourtant, les lignes des draps accentuent les courbes de son corps pour donner une idée uniforme de la forme. Certains pourraient la considérer comme une partenaire sexuelle pour de nombreux hommes en raison de sa volonté d’être nue et des fleurs (cadeau de clients ? Hommage d’un amant ?)
Le nu doit être réel ou impersonnel ?
Camille Lemonnier affirme que « pour qu’un nu reste pur dans l’art, il doit être impersonnel » et c’est ce que fait Cabanel en recouvrant du bras le visage de Vénus, en l’obscurcissant et en lui permettant de « regarder » à travers des paupières à mi closes et en débarrassant son corps des « imperfections », y compris de poils pubiens. Le point de vue qui ressort du commentaire de Castagnary est que les artistes qui peignent des nus, devraient s’efforcer de créer la perfection.
Ce point de vue est différent de celui de Zola.
Cabanel inclut dans son tableau des cupidons volants qui accompagnent Vénus dans son voyage, jouant un rôle allégorique nécessaire au nu « traditionnel » académique, car le but du peintre est d’élever son modèle au statut de « déesse » et de présenter sa forme idéalisée et modeste au spectateur pour qu’il l’apprécie et l’admire dans sa beauté « immaculée ». En plaçant des cupidons, le spectateur pense à Vénus, et non pas à la voisine nue, Cabanel dans Vénus fait le contraire de Manet avec son Olympia.
Manet a perturbé la convention selon laquelle le nu couché ne devait en aucun cas causer de gêne au spectateur. Il fit scandale en présentant son modèle comme une femme de son temps, sans liens avec une déesse qui regarde audacieusement le spectateur, le défiant et l’embarrassant.
Dans son récit sur Olympia de Manet, Zola se concentre sur les mérites techniques du tableau et souligne le « nouveau style » dans lequel Manet peignait, en disant :
« Tout est simplifié, si vous voulez construire la réalité, vous devez prendre un peu de recul. Manet a accompli un miracle ».
Ce point de vue différent de Castagnary, car dans son récit de la Vénus de Cabanel, Zola souligne :
« Cabanel est un habile dessinateur techniquement correct. Je pense que la Vénus de Cabanel n’est pas aussi confortable dans son cadre que l’Olympia de Manet dans le sien. Vénus me semble collée à la crête de la vague, comme si Cabanel avait d’abord esquissé son modèle et ajouté le fond plus tard, en le travaillant autour de son modèle et en ne l’incorporant pas vraiment dans la scène. »
Malgré le « miracle » de Manet et son « clin d’œil courtois » à la Vénus d’Urbino du Titien, les gens ont trouvé le tableau offensant. Nous pouvons penser qu’Olympia était une courtisane, ce qui a provoqué une réaction hostile du public à son égard, en devinant qu’elle était prostituée, fleur rose placée sur le côté de sa tête, ruban noir autour du cou, pantoufle suspendue à son pied.
Une servante noire lui offre des fleurs envoyées par un de ses clients. Alors que la Vénus du Titien couvre délicatement son sexe. La main fléchie d’Olympia protège fermement le sien, comme pour refuser de laisser le regard des spectateurs vagabonder librement sur elle. Cette attitude, accompagnée de son regard calme et insolent de femme sans pudeur ajoute encore au sentiment de malaise que les visiteurs du salon ont dû ressentir.
Le fait qu’elle soit prostituée élevée au rang de « déesse » était inacceptable pour beaucoup de gens. D’innombrables personnes ont estimé que ce genre d’image ne convenait pas au cadre d’un salon respectable.
Pour cette raison, Zola affirme que l’œuvre de Manet est plus réelle que toutes les autres :
« quand les autres peintres corrigent la nature, comme Cabanel le fait dans son œuvre, ils mentent... pourquoi ne pas dire la vérité qu’Olympia est une fille de notre époque que nous avons rencontrée dans la rue. Titien a transformé son modèle en déesse, tandis que Manet a transformé la déesse du Titien en une simple femme ».
En d’autres termes, Zola appelle au réalisme, et semble indifférent au néoclassicisme et au style académique de Cabanel.
Castagnary préconisait que les nus soient des objets de perfection, un moyen d’approfondir notre appréciation de la beauté, alors que Zola souligne l’importance de « dire la vérité », et de peindre la vie. Cette tendance finira par convaincre Courbet de peindre l’origine du monde.
Le nu doit-il être érotique ?
Clark en 1956 défendait un autre point de vue.
« Il est évident que le nu, aussi abstrait soit-il, il ne devrait pas manquer de susciter en nous des vestiges de sentiments érotiques ».
Olympia de Manet fait cela, tout comme d’innombrables autres versions du nu.
Giorgione et Ingres montrent un érotisme au sens « traditionnel » du terme, Henry Moore, Modigliani, Picasso et Egon Schiele ont exploré de nouvelles façons de représenter le nu, libéré par la rébellion de Manet en 1863 puis par Courbet.
Ce point de vue imprécis et ambigu ne répond à aucune question, et ajoute d’autres interrogations, car il est difficile de définir l’érotisme en général et l’érotisme dans la peinture.
Le nu, quand l’expressionnisme va plus loin
Le nu chez Egon Schiele peut émettre un sentiment de vulnérabilité qui dépasse l’érotisme. Être nu, être dépouillé de ses vêtements, mis à nu, sans rien pour nous cacher, voilà une autre exploration de la nudité.
Egon Schiele : Nu féminin allongé, 1917
Lucien Freud, nue couchée 1, 1967
Les tableaux de Lucien Freud, nue couchée ( 1 et 2) peuvent choquer, même un spectateur désensibilisé comme nous le sommes à notre époque. Devant ce tableau de Freud, nous pouvons réagir comme les spectateurs du 19e siècle devant Manet et son Olympia.
Freud place le sujet au centre de la toile, obligeant le spectateur à regarder (comme Manet).
L’œuvre de Freud comme celle d’Egon Schiele est brutale et amplifiée. Cage thoracique visible, couleur de la peau est cadavérique, creux exagérés. Les spectateurs du 19e siècle ont dit la même chose sur Olympia.
Après 1900, le nu pouvait être fracturé par le cubisme, dissous par l’abstraction, les nus ne sont plus passifs comme la Vénus de Cabanel, mais nous obligent toujours à interagir avec eux, comme l’Olympia de Manet.
Conclusion
Une peinture fait ressentir quelque chose, un mauvais sentiment ou un bon, elle exige une réponse. Certains spectateurs diront que la peinture de Cabanel ne leur parle pas, ne leur pose pas de question, d’autres semblent plonger avec Vénus dans les vagues.
Nous pouvons préférer le nu de Manet, car Olympia est plus vivante et consciente que la passive Vénus.
Nous pouvons soutenir les idées féministes et trouver dans Manet une femme plus moderne, ou être amateur de notre héritage classique et préférer Vénus.
Nous pouvons nous interroger sur le nu tourmenté d’Egon Schiele où le spectateur ne voit qu’un corps plié, sans message érotique, un mouvement qui pose question, ou les corps de Freud, présentés sans artifice, presque inanimés.
Le nu est ambivalent, un sujet sans fin, peut évoquer toutes sortes de sentiments chez le spectateur, érotisme, pitié, empathie, étonnement, appréciation, ou révolte. Être nu, c’est l’humain au point de départ, c’est l’humain sans masque.
Le nu est un sujet polémique, d’importance variable au cours de l’histoire de la peinture.
Le traitement du nu détermine l’approche du peintre, une approche timide, allusion ou une approche franche. Le spectateur joue son rôle, il condamne ou il admire, et parfois il condamne en admirant. Le nu dans la peinture peut solliciter une réponse immédiate, en raison de l’ambiguïté de la nudité, de sa vulnérabilité, sa beauté, et de son contexte. La nudité peut être observée avec grâce et beauté dans un contexte de plaisir, ou comme une exposition blessante.
Références
Bernstein, G. J. (1992). The female model and the renaissance nude: Durer, Giorgione, and Raphael. 16(13), 49-63. IRSA.
Clark, K. (1970). The nude: A study in the ideal art. Great Britain: Fletcher and Son Ltd,Norwich.
CLARK, T.J.(1984) : Olympia’s Choice, The Painting Of Modern Life- Princeton, p. 212, p.214
BORZELLO, Frances (2009) : Nude Awakening- The Guardian Online
CLARK, Kenneth (1956) : The Nude, A Study Of Ideal Art, John Murray- London, p. 6