L’autobiographie : je deviens le sujet et l’histoire

autobiographie

 

 

L’autobiographie est la biographie, l’histoire de la vie de la personne qui écrit, parfois sous la forme d’un récit à la première personne, ordonné chronologiquement ou sur d’autres formes.

 

Genre mal considéré

En France, ce genre littéraire était dévalorisé, bien plus que dans d’autres cultures. Certains critiques pensaient qu’il s’agissait d’une forme de nombrilisme sauf rares exceptions, comme les Confessions de Rousseau (1760) qui méritent un examen critique ou sérieux et une lecture attentionnée.

Faute de légitimité intellectuelle, l’autobiographie est restée en disgrâce auprès des écrivains et des critiques pendant une bonne partie du XXe siècle. Le surréalisme, par exemple, repose sur un ensemble de valeurs qui font appel au lyrisme et rejettent l’autobiographie populaire.

Après la Seconde Guerre mondiale, c’est avec l’avènement de l’existentialisme, qu’un groupe d’écrivains et d’intellectuels a fini par découvrir dans l’autobiographie, une forme compatible avec leurs préoccupations théoriques.

Dans les années 1950 et 1960, le structuralisme a pris le relais de l’existentialisme en tant que courant de nouvelles idées et méthodes dans les sciences humaines et sociales, l’autobiographie a été de nouveau écartée de l’agenda intellectuel.

Dans le dernier quart du vingtième siècle, la disparition du structuralisme a ouvert la voie au phénomène culturel connu sous le nom de « retour du sujet », l’autobiographie a finalement commencé à attirer l’attention des écrivains et des critiques contemporains.
Ni autodéterminé ni entièrement déterminé, le sujet ou le soi refiguré est continu et relationnel (par opposition à l’autonomie chez les structuralistes).

Dans ce nouveau contexte, l’autobiographie est étudiée à la fois comme un genre spécifique, synonyme de narrativité progressive, une écriture de la vie, un registre omniprésent, dispersé et diversement appelé « écriture de soi », « autographie » ou « autobiographique ».

 

Le Retour du sujet

L’apparition de l’autobiographie comme genre littéraire fréquent et accepté reflète le tournant post-moderniste vers des formes hybrides, on retrouve de nombreuses formes d’autobiographie en tant que mode et discours sur l’identité et la vie, nourris d’un large éventail d’intérêts théoriques et méthodologiques, linguistiques, psychanalytiques, et ethnographiques.
Le « retour du sujet » dans la culture a entraîné une révision de l’histoire littéraire, et une réévaluation de tout ce qui est autobiographique.

 

Définir l’autobiographie

L’autobiographie pouvait être considérée comme le récit d’un voyage interne pendant lequel le sujet s’interroge sur le sens de sa vie.

L’autobiographie apparaît comme un genre consacré à « l’écriture de soi-même ». Cette forme d’écriture dite « intime » a une histoire qui remonte au 18e siècle à la suite des œuvres biographiques du recueil de mémoires personnelles, le biographe a pris conscience de raconter sa propre personnalité de manière à écrire et décrire sa vie.

Ce nouveau point de vue fait naître le roman autobiographique à la première personne.
En France, les œuvres d’autobiographie religieuse comme les Confessions de Saint-Augustin sont admises comme des œuvres appartenant à la préhistoire du genre. Lejeune écrit :

« C’est à cette époque qu’on commence à prendre conscience de la valeur et de la singularité de l’expérience que chacun a de lui-même. On s’aperçoit aussi que l’individu a une histoire, qu’il n’est pas né adulte. »

Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions utilise les techniques romanesques lors de la structuration du récit rétrospectif, mais il ne
raconte pas son vécu, il attend de son écriture un renouvellement de la connaissance qu’il a de lui — même. Rousseau ne propose pas une théorie de l’autobiographie, mais il la pratique dans ses Confessions.

Philippe Lejeune définit l’autobiographie comme :


« Un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.
L’autobiographie est avant tout un récit rétrospectif qui tend à la synthèse, alors que le journal intime est une écriture quasi contemporaine et morcelée qui n’a aucune forme fixe. »

Les trois genres qui se chevauchent ici, à savoir l’autobiographie, les mémoires et le journal intime nous poussent à réfléchir sur ce genre de littérature.

Il est utile de distinguer « qui parle ? » lors de la lecture du récit autobiographique, vu qu’il existe au moins trois « je » occupant trois positions : le protagoniste, le narrateur et l’auteur.

Les mémoires sont une représentation de la vie individuelle ainsi que de la vie l’époque où se passe l’histoire.

 

 

 

Un regard nouveau : le sujet est accepté

Parmi les auteurs français de la première moitié du vingtième siècle dont l’œuvre a été revisitée André Gide, Colette.
Longtemps considéré comme une source documentaire pour ceux qui s’intéressent au parcours de l’auteur, le livre « Si le grain ne meurt » (1926) de Gide est aujourd’hui considéré comme une œuvre d’une ambiguïté et d’une complexité qu’elle exige d’être traitée sur un pied d’égalité avec sa production fictionnelle la plus admirée.

 

André Gide : Si le grain ne meurt

 

                                 
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Roger Martin du Gard, à qui je donne à lire ces Mémoires leur reproche de ne jamais dire assez et de laisser le lecteur sur sa soif. Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer ; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman.                         
        ’’  
             

Les ambiguïtés découlent de la manière dont Gide négocie la question de sa nature homosexuelle, a conduit les spécialistes à souligner la valeur de cette autobiographie en tant qu’œuvre pionnière de littérature de confession qui suggèrent au départ un esprit sexuellement refoulé, passant par les diverses facettes de l’homosexualité de Gide, pour finir par une identité homosexuelle uniforme, facilement stéréotypée.

 

Colette : La Naissance du jour

 

                                    
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Monsieur,
Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. Vous qui vivez auprès d’elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m’enchante, et je suis touchée que vous m’invitiez à venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir. C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit que sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois.

La Naissance du jour 
                        
        ’’  
             

Colette fait partie des femmes écrivaines dont l’œuvre n’a pas été prise au sérieux jusqu’à ce qu’elle soit revisitée par des critiques récentes et les critiques féministes. Des œuvres autobiographiques telles que La Naissance du jour (1928) et Sido (1929) de Colette ont bénéficié des études féministes contemporaines. Le féminisme des années 1970 et 1980 réagissait contre la négligence du structuralisme à l’égard du sujet sexué et incarné. Le féminisme a été l’un des principaux moteurs du retour du sujet dans la culture.

Appréciée pour la franchise avec laquelle elle décrit les déguisements et les identités fictives du désir bisexuel, l’écriture autobiographique de Colette a été lue, comme celle de Gide, comme une autre affirmation exemplaire d’une identité dispersée.

 

Michel Leiris : L’Âge d’homme

                                    
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d’une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m’enlever des végétations ; l’intervention eu lieu d’une manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d’abord commis la faute de m’emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je m’imaginais que nous allions au cirque ; j’étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point par point, ainsi qu’un coup monté et j’eus le sentiment qu’on m’avait attiré dans un abominable guet-apens. Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d’attente, le vieux médecin m’amena jusqu’au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l’image d’ogre que j’en ai gardée) ; j’aperçus des instruments tranchants et, sans doute, eus-je l’air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : “Viens, mon petit coco ! On va jouer à faire la cuisine.” À partir de ce moment je ne me souviens de rien, sinon de l’attaque soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu’on éventre que je poussai. Ma mère, qui m’entendit d’à côté, fut effarée.

Dans le fiacre qui nous ramena, je ne dis pas un mot ; le choc avait été si violent que pendant vingt-quatre heures il fut impossible de m’arracher une parole : ma mère, complètement désorientée, se demandait si je n’étais pas devenu muet. Tout ce que je me rappelle de la période qui suivit immédiatement l’opération, c’est le retour en fiacre, les vaines tentatives de mes parents pour me faire parler, puis, à la maison : ma mère me tenant dans ses bras devant la cheminée du salon, les sorbets qu’on me faisait avaler, le sang qu’à diverses reprises je dégurgitai et qui se confondait pour moi avec la couleur fraise des sorbets.

Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d’enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l’on m’eût fait si mal, mais j’avais la notion d’une duperie, d’un piège, d’une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m’avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression.

Toute ma représentation de la vie en est restée marquée : le monde, plein de chausse-trappes, n’est qu’une vaste prison ou salle de chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à cercueil ; comme la promesse fallacieuse de m’emmener au cirque ou de jouer à faire la cuisine, tout ce qui peut m’arriver d’agréable en attendant, n’est qu’un leurre, une façon de me dorer la pilule pour me conduire plus sûrement à l’abattoir où, tôt ou tard, je dois être mené. 
                        
        ’’  
                                  

 

L’Âge d’homme (1939) de Michel Leiris est décrit par l’auteur comme un « collage », un ensemble esthétique, tiré du surréalisme, de l’existentialisme, de l’ethnographie et de la psychanalyse.
Par le biais d’une confession essentiellement sexuelle, Leiris cherche à « liquider » son passé. L’Âge d’homme anticipe l’intérêt contemporain pour le genre de l’auto-ethnographie, et s’avère convaincant pour un public familier de la pensée déconstructionniste où il reconnaît l’espace ambigu entre l’écrivain et le lecteur, l’écriture de soi et la lecture de soi. 

Après L’Âge d’homme, Leiris a écrit, entre 1948 et 1976, les quatre volumes de La Règle du jeu, reconnus comme l’une des grandes œuvres autobiographiques du XXe siècle.

 

André Breton : Nadja

                                   
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Nous tournons par la rue de Seine, Nadja résistant à aller plus loin en ligne droite. Elle est à nouveau très distraite et me dit de suivre sur le ciel un éclair que trace lentement une main. ‘Toujours cette main.’ Elle me la montre réellement sur une affiche, un peu au-delà de la librairie Dorbon. Il y a bien là, très au-dessus de nous, une main rouge à l’index pointé, vantant je ne sais quoi. Il faut absolument qu’elle touche cette main, qu’elle cherche à atteindre en sautant et contre laquelle elle parvient à plaquer la sienne. ‘La main de feu, c’est à ton sujet, tu sais, c’est toi.’

Elle reste quelque temps silencieuse, je crois qu’elle a les larmes aux yeux. Puis, soudain, se plaçant devant moi, m’arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m’appeler, comme on appelerait quelqu’un, de salle en salle, dans un château vide : ‘André ? André ? ... Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste... Mais cela ne fait rien : tu prendras un autre nom : quel nom veux-tu que je te dise, c’est très important. Il faut que ce soit un peu le nom du feu, puisque c’est toujours le feu qui revient quand il s’agit de toi.

La main aussi, mais c’est moins essentiel que le feu. Ce que je vois, c’est une flamme qui part du poignet, comme ceci (avec le geste de faire disparaître une carte) et qui fait qu’aussitôt la main brûle, et qu’elle disparaît en un clin d’œil. Tu trouveras un pseudonyme, latin ou arabe. Promets. Il le faut.’ Elle se sert d’une nouvelle image pour me faire comprendre comment elle vit : c’est comme le matin quand elle se baigne et que son corps s’éloigne tandis qu’elle fixe la surface de l’eau. ‘Je suis la pensée sur le bain dans la pièce sans glaces.

Nadja

                        
        ’’  
                                 

 

Le surréalisme, rarement considéré comme un mouvement défendant l’autobiographie, a participé à l’autobiographie. Partant de la question « Qui suis-je ? Nadja (1928) d’André Breton annonce l’intention de l’auteur : “Je suis un homme, je suis un homme” pour explorer certains des fonctionnements les plus irrationnels dont beaucoup sont incorporés dans le récit d’une histoire d’amour.

L’ambition de Breton d’écrire sur lui-même est complétée par des modèles hybrides entre roman et autobiographie : Les Vases communicants (1932), L’Amour fou (1937), et Arcane 17 (1944).

 

Sartre : Les mots

                                   
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Ma mère cachait mal son indignation : cette grande et belle femme s’arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n’y voyait rien que de naturel : les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d’un maniement aisé : mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m’invitait à jouer, elle poussait l’amour jusqu’à deviner que je risquais de me prendre pour un nain — ce que je ne suis pas tout à fait — et d’en souffrir. Pour me sauver du désespoir, elle feignait l’impatience : ‘Qu’est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s’ils veulent jouer avec toi.’ Je secouais la tête : j’aurais accepté les besognes les plus basses” je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer : “Veux-tu que je parle à leurs mamans ?” Je la suppliais de n’en rien faire ; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d’arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l’esprit, mes songes : je me vengeais de mes déconvenues par six mots d’enfant et le massacre de cent reîtres                         
        ’’  
                                 

 

Entre le milieu des années 1940 et le milieu des années 1960, des œuvres telles que le Journal du voleur de Jean Genet, Le Traître d’André Gorz (1958), les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir (1958) et La Bâtarde (1964) de Violette Leduc ont démontré de multiples façons la nécessité d’une réévaluation de l’autobiographie en tant que telle.

Parmi ce groupe d’écrivains, le principal promoteur de l’autobiographie sur le plan théorique était Jean-Paul Sartre. Dans son essai influant, Questions de méthode (1957), Sartre remplace la notion traditionnelle de fil conducteur d’une vie par celle de projet, caractérisé comme l’orientation dynamique par laquelle une conscience cherche à affronter et à surmonter les contraintes de son environnement. Il a appliqué à lui-même sa propre théorie dans une œuvre qui s’est avérée être le point culminant de l’autobiographie existentialiste. Dans Les Mots (1964), Sartre se livre à une démystification impitoyable de l’enfance, de l’enfant qu’il a été, des membres de sa famille et de toute la société bourgeoise dont l’idéologie lui a été imposée par son grand-père.

Rarement l’enfance a été traitée dans le contexte de l’autobiographie avec une telle verve intellectuelle et un aussi brillant style, par un narrateur distant et « dissonant ». L’ironie de Sartre dans Les Mots va jusqu’à englober l’autobiographie elle-même.

 

Marcel Pagnol : La Gloire de mon père

                                   
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

C’étaient des perdrix, mais leur poids me surprit : elles étaient aussi grandes que des coqs de basse-cour, et j’avais beau hausser les bras, leurs becs rouges touchaient encore le gravier.

Alors mon cœur sauta dans ma poitrine : des bartavelles ! Des perdrix royales ! Je les emportai vers le bord de la barre – c’était peut-être un doublé de l’oncle Jules ?

[…] Le vallon, assez large et peu boisé, n’était pas très profond. L’oncle Jules venait de la rive d’en face, et il criait, sur un ton de mauvaise humeur :

— Mais non, Joseph, mais non ! Il ne fallait pas tirer ! Elles venaient vers moi ! C’est vos coups de fusil pour rien qui les ont détournées !

J’entendis alors la voix de mon père, que je ne pouvais pas voir, car il devait être sous la barre :

— J’étais à bonne portée, et je crois bien que j’en ai touché une !

— Allons donc, répliqua l’oncle Jules avec mépris. Vous auriez pu peut-être en toucher une, si vous les aviez laissé passer ! Mais vous avez eu la prétention de faire le “coup du roi” et en doublé ! Vous en avez déjà manqué un ce matin, sur des perdrix qui voulaient se suicider, et vous l’essayez encore sur des bartavelles, et des bartavelles qui venaient vers moi !

— J’avoue que je me suis un peu pressé, dit mon père, d’une voix coupable… Mais pourtant…

— Pourtant, dit l’oncle d’un ton tranchant, vous avez bel et bien manqué des perdrix royales, aussi grandes que des cerfs-volants, avec un arrosoir qui couvrirait un drap de lit. Le plus triste, c’est que cette occasion unique, nous ne la retrouverons jamais ! Et si vous m’aviez laissé faire, elles seraient dans notre carnier !

— Je le reconnais, j’ai eu tort, dit mon père. Pourtant, j’ai vu voler des plumes…

— Moi aussi, ricana l’oncle Jules, j’ai vu voler de belles plumes, qui emportaient les bartavelles à soixante à l’heure, jusqu’en haut de la barre, où elles doivent se foutre de nous !

Je m’étais approché, et je voyais le pauvre Joseph. Sous sa casquette de travers, il mâchonnait nerveusement une tige de romarin, et hochait une triste figure. Alors, je bondis sur la pointe d’un cap de roches, qui s’avançait au-dessus du vallon et, le corps tendu comme un arc, je criai de toutes mes forces : “Il les a tuées ! Toutes les deux ! Il les a tuées !”

Et dans mes petits poings sanglants d’où pendaient quatre ailes dorées, je haussais vers le ciel la gloire de mon père en face du soleil couchant. »

La gloire de mon père
                        
        ’’  
                                                        

 

En 1957, Marcel Pagnol publie deux romans autobiographiques qui allaient devenir un succès populaire, où l’enfance témoigne du temps, des lieux, et des mouvements de la société. Le cycle « Souvenirs d’enfance » est composé de quatre romans : La Gloire de mon père (1957), Le Château de ma mère (1957), Le Temps des secrets (1960) et Le Temps des amours (1977, posthume).
Pagnol propose un roman familial, La Gloire de mon père, dès sa parution, en 1957, est salué comme marquant l’avènement d’un grand prosateur. Joseph, le père instituteur, Augustine la timide maman, l’oncle Jules, la tante Rose, le petit frère Paul, deviennent immédiatement aussi populaires que Marius, César ou Panisse. Et la scène de la chasse de la bartavelle se transforme immédiatement en dictée d’école primaire.


Barthes : Roland Barthes par Roland Barthes

                                    
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

J’aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d’amandes, l’odeur du foin coupé (j’aimerais qu’un “nez” fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy, avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur les petites routes du Sud Ouest, le coude de l’Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.

Je n’aime pas : les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miro, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après midi, Satie, Bartok, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d’enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l’orgue, M. A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico sexuel, les scènes, les initiatives, la fidé­lité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.

J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anar­chique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irrita­tion. Ici commence l’intimidation du corps, qui oblige l’autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu’il ne partage pas.

(Une mouche m’agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n’avais pas tué la mouche, c’eût été par pur libéralisme : je suis libéral pour ne pas être un assassin.)
                        
        ’’  
                                 

 

Le structuralisme a constitué un paradigme intellectuel qui s’est avéré inhospitalier à l’autobiographie. Alors que le structuralisme commençait à s’effondrer au milieu des années 1970, le « retour » du sujet a été annoncé par un groupe d’intellectuels étroitement liés à la pensée structuraliste, comme Roland Barthes.

Dans son célèbre essai « La Mort de l’auteur » (1968), Barthes critique le principe de « sujet fondateur » imposé par le structuralisme. Quelques années plus tard, il surprend ses lecteurs avec un autoportrait, Roland Barthes par Roland Barthes (1975).
Composé de fragments, le texte prend la forme de ce que Barthes lui-même appelle un « patchwork ». Cet autoportrait s’écrit sur le fil du rasoir entre « retour » à l’autobiographie et critique de l’autobiographie.

 

Patrick Modiano : Livret de famille

                                  
  Nietzsche   ‘‘       
                              

 

Je descendis les escaliers de l’hôpital en feuilletant un petit cahier à couverture de cuir rouge, le : ‘Livret de Famille’. Ce titre m’inspirait un intérêt respectueux comme celui que j’éprouve pour tous les papiers officiels, diplômes, actes notariés, arbres généalogiques, cadastres, parchemins, pedigrees… Sur les deux premiers feuillets figurait l’extrait de mon acte de mariage, avec mes nom et prénoms, et ceux de ma femme. On avait laissé en blanc les lignes correspondant à : ‘fils de’, pour ne pas entrer dans les méandres de mon état civil. J’ignore en effet où je suis né et quels noms au juste, portaient mes parents lors de ma naissance
                        
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Année charnière, 1975 voit la publication de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, une œuvre novatrice où l’autobiographie d’enfance alterne avec la reconstitution d’une fiction écrite pour la première fois par l’auteur à l’âge de treize ans.

Publié en 1975, Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune devient l’étude qui a presque à elle seule relancé l’intérêt critique pour le genre. Ce que Lejeune n’a sans doute pas su anticiper, c’est le virage vers des formes hybrides d’écriture autobiographique déjà signalé par les expériences révolutionnaires de Barthes.

Deux ans plus tard, la publication du Livret de famille de Patrick Modiano, à la fois une autobiographie, une série de croquis biographiques et un recueil de nouvelles, livre hétéroclite et agréable mélange de genres.

En France, la plupart des autobiographies produites à partir de la fin des années 1970 par les anciens nouveaux romanciers, notamment Enfance de Nathalie Sarraute (1983), L’Amant de Marguerite Duras (1984) et les trois volumes des Romanesques d’Alain Robbe-Grillet (1985-2001), peuvent être considérées comme des ‘autofictions’.

 

Duras : l’amant

 

                                 
  Nietzsche   ‘‘      
                              

 

Il n’y avait pas un souffle de vent et la musique s’était répandue partout dans le paquebot noir, comme une injonction du ciel dont on ne savait pas à quoi elle avait trait, comme un ordre de Dieu dont on ignorait la teneur.

Et la jeune fille s’était dressée comme pour aller à son tour se tuer, se jeter dans la mer et après elle avait pleuré parce qu’elle avait pensé à cet homme et elle n’avait pas été sûre tout à coup de ne pas l’avoir aimé d’un amour qu’elle n’avait pas vu parce qu’il s’était perdu dans l’histoire comme l’eau dans le sable et qu’elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers la mer...
[...] Des années après la guerre, après les mariages, les enfants, les divorces, les livres, il était venu à Paris avec sa femme. Il lui avait téléphoné...

Et puis il le lui avait dit. Il lui avait dit que c’était comme avant, qu’il l’aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort...

                        
        ’’  
                                   

 

Le terme ‘autofiction’ est une approche postmoderne de l’autobiographie, qui apparait à la fin du 20e siècle. Les modèles contemporains mettent l’accent sur les incertitudes du ‘moi’, sur l’identité, l’expérience et la mémoire ; on retrouve L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun (1994), et La Traversée des lignes (1997) de Béatrice de Jurquet. La fiction ne s’impose plus comme le contrepoids de l’autobiographie, mais plutôt comme la seule possibilité pour témoigner de notre propre vie et de celle des autres.

 

 

Conclusion

Le succès populaire de certaines autobiographies comme celle de Marcel Pagnol, littéraire et commerciale comme celle de Duras ou critique de celle de Sartre ou Mondiano confirme que ce genre si décrié par le passé a trouvé ses lettres de noblesse et sa place dans la littérature.

Les distinctions académiques en dépit de leur importance sont dépassées, on retrouve actuellement des textes hybrides associant une structure d’autibiographie à l’autofiction, aux lettres ou aux blogs.

Ce résumé historique montre combien le roman en France a changé, sous l’influence de nombreux courants de critiques et d’analyse, des romanciers modernistes et surtout sous l’influence des lecteurs français qui recevaient mieux des romans qui parlent de la vie personnelle voire intime.

 

Références

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, [1975], Paris, Éditions du Seuil, 1996, (Coll.Points Essais)

Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, [1971], Paris, Armand Colin, 2004, (Coll.Cursus)

Philippe Gasparini : Roman autobiographique et autofiction. Paris, Éditions du Seuil, 2004

 

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Lolita : Nabokov sans tabou

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Il n'est pas rare de lire que Nabokov est parmi les plus grands écrivains occidentaux du 20e siècle, avec sa prose riche en métaphores et en nuances. Il n'est pas rare non plus, de lire que ses romans sont pornographiques, indécents et troublants.   
Il serait prétentieux de tenter de résumer le roman ou de commenter le style de Nabokov en quelques pages. Pour les amateurs, les livres universitaires ou pour le grand public, concernant Nabokov ne manquent pas. Il s'agit d'un texte de présentation, d'une introduction.    

" Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois reprises, contre les dents. Lo. Lii. Ta.
Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolorès sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. "

Dans son roman Lolita, Nabokov présente son œuvre sous la forme du journal intime d'un quadragénaire, Humbert Humbert, follement séduit par une fillette de 12 ans.


Le livre fut interdit comme d'autres romans majeurs du XXe siècle : l'amant de lady Chatterley,  Ulysse, etc.


Il a toujours été compliqué de parler de relations sexuelles en littérature, est de décrire les émotions ou les actes sexuels. Étrangement, la censure a été présente au sein des démocraties occidentales. Et si la liberté individuelle était respectée, la sexualité dans la littérature subissait une censure sans réelle justification. Cette censure a stimulé l'enthousiasme des écrivains, qui tentèrent avec intelligence et courage de la dépasser.


L'interdiction de ce genre de roman surtout dans les pays anglo-saxons, révèle un certain puritanisme, et une confusion entre la fiction littéraire et la pornographie. Actuellement, cette confusion n'existe plus, seules la structure du roman et la qualité narrative distinguent un texte littéraire d'un texte pornographie.


Nabokov a joué un rôle important dans le changement culturel en occident dans les années 60,  surtout dans les pays anglo-saxons. La censure littéraire était moins sévère en France. De nombreux chefs-d'œuvre écrits en anglais ont été édités en France, comme des livres de Laurence, de Miller,  de Joyce etc.


Le roman de Nabokov a été publié pour la première fois en France en 1955, après le refus de nombreux éditeurs américains et britanniques. Le manuscrit semblait problématique, traitant de sujets brûlants : la sexualité, la sexualité avec l'enfant et la pédophilie, la famille recomposée.

Le destin de ce roman rejoint les grands chefs-d'œuvre censurés. Les critiques en France ont considéré ce roman comme un grand livre. Les auteurs et les critiques en Angleterre ont acclamé le livre de Nabokov. Graham Greene a considéré ce roman comme le meilleur roman de l'année. Après ces bonnes critiques, le roman de Nabokov fut édité aux États-Unis en 1958, puis en Angleterre en 1959.

 

 

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" Mais ma Lolita était une gamine enjouée. Je sentis ses yeux posés sur moi, et lorsqu'elle poussa enfin ce gloussement que je chérissais tant, je sus que ses yeux riaient. Elle se tourna de mon côté, et ses chauds cheveux bruns vinrent frôler ma clavicule. Je mimai un médiocre simulacre de réveil. Nous restâmes tranquillement allongés. Je caressai tendrement ses cheveux et tendrement nous nous embrassâmes. Son baiser possédait des raffinements plutôt comiques, ce qui porta à son comble mon embarras : il avait je ne sais quoi de papillonnant et de butinant qui m'amena à conclure qu'elle avait été initiée à un âge précoce par une petite lesbienne... Soudain, en une explosion de jubilation frénétique (la marque de la nymphette !), elle appliqua sa bouche contre mon oreille - mais il fallut tout un moment à mon esprit avant de pouvoir séparer en mots intelligibles la tornade brûlante de son murmure, et elle rit, écarta ses cheveux de son visage et revint à l'assaut, et l'étrange impression de vivre dans un monde de rêve totalement nouveau, où tout était permis, s'empara peu à peu de moi tandis que je commençais à comprendre ce qu'elle suggérait. "  


Lolita de Vladimir Nabokov a bouleversé et épouvanté certains publics américains lors de sa publication en 1955. Pourtant, ce roman est devenu un best-seller.


Il décrit sa liaison avec une jeune " nymphette " nommée Dolores Haze, ou Lolita. Humbert mentionne ses antécédents psychiatriques, son premier mariage à une femme nommée Valeria, qui le laisse pour un autre homme.
Humbert loue une pièce chez Charlotte Haze et sa fille, Dolores. Charlotte envoie Lolita en colonie de vacances. Pendant ce temps, elle propose le mariage à Humbert qui accepte parce que le mariage lui donnera l'occasion d'être avec Lolita.


La mère découvre le journal intime d'Humbert. Après l'avoir lu, elle découvre le dégoût d' Humbert pour elle et son désir pour Lolita, Charlotte court dans la rue pour poster une lettre à Lolita au sujet des intentions pathologiques de Humbert, elle est tuée dans un accident de voiture.


Humbert et Lolita passent la nuit dans un hôtel où ils vont faire l'amour pour la première fois et deviennent amants. Humbert dit à Lolita plus tard que sa mère est morte, et ils commencent un long voyage ensemble.
Ils sont suivis par Clare Quilty, un écrivain pédophile qui désire Lolita. Soudainement, Lolita disparaît. Nous apprenons à la fin du roman qu'elle est allée avec Clare Quilty.


Trois ans après sa disparition, Humbert reçoit une lettre de Lolita lui annonçant qu'elle se marie et qu'elle est enceinte, et qu'elle a besoin d'argent. Humbert va chez elle, lui dit qu'il l'aime, lui donne quatre mille dollars. Elle avoue à Humbert qu'elle avait eu une liaison avec Quilty. Humbert part chez Quilty et le tue.
Nous apprenons dans l'Avant-propos qu'Humbert est mort ensuite en prison et que Lolita est morte en accouchant d'un mort-né

Beaucoup de critiques ont condamné ce livre en le qualifiant de pornographique, "d'obscène", un livre sur la psychologie et sur l'activité sexuelle d'un pédophile. Quelques années plus tard, les critiques ont applaudi l'originalité de ce livre enseigné dans les cercles universitaires comme chef-d'œuvre.


En même temps, aux États-Unis, Kinsey publie ses études sur le comportement sexuel. Nabokov et Kinsey ont osé profaner les mythes de l'innocence sexuelle.

 

 

Nabokov a toujours refusé le caractère pornographique de son œuvre en insistant sur le caractère frictionnel, sur le contexte de l'histoire. En dépit de l'admiration exprimée par les critiques et par les études, le roman de Nabokov a suscité d'interminables polémiques, sur la pédophilie, l'âge du consentement, le comportement sexuel vis-à-vis des enfants.

Nabokov avait hésité avant de publier son roman, redoutant les critiques et la censure. Il avait expliqué dans les journaux qu'il ne cherchait pas à légitimer les relations entre les adultes et les enfants et qu'il exposait seulement des personnages et des comportements dans un contexte social. L'écriture et le style de Nabokov offrent à ses romans l'élégance, la profondeur des grands romans. Aucune vulgarité, aucune profanation du langage.

Dans ce roman, le lecteur peut s'étonner de la virtuosité stylistique de Nabokov, de ses inventions métaphoriques, et de ses phrases qui ressemblent à celle de Proust associant humour et sensualité.

Le récit de Nabokov est étonnant, présenté sous forme de mémoire, une narration poétique comme un rêve, qui décrit, qui regarde, qui observe. Dans ce rêve onirique, Nabokov envoie le lecteur vers les zones grises de l'être humain où seule l'éthique peut trouver les limites. Humbert Humbert devient meurtrier, en dépit de la poésie qui habite sa tête, et de l'humour de sa narration.

Comme d'autres textes importants, le roman de Nabokov est plus compatible avec l'interprétation qu'avec l'analyse.

Les personnages sont complexes, les motivations sont multiples. Il n'est pas aisé de faire un jugement moral sur un comportement ni sur un personnage. Pendant que le narrateur exprime son désir pour le corps de la jeune fille, il exprime sa douleur d'un amour impossible avec elle. Pendant qu'il la maltraite, il tue son agresseur pour la protéger de son propre comportement.

La perversion d'Humbert n'est pas seulement une pédophilie, mais un narcissisme majeur : il cherche l'objet de son désir, l'objet docile de sa satisfaction sexuelle. Incapable d'aimer, ses actes de cruauté envers Lolita commencent quand il essaie de la garder pour ses besoins sexuels.

Lolita objet ambigu de désir, est un être en fuite, comme écrit Nabokov, une créature en métamorphose. Lolita est une créature hybride, moitié femme moitié enfant, demi-démon, demi-ange, mi-bête, mi-beauté. Cette ambivalence de la nature de Lolita résiste à toutes les tentatives d'Humbert à saisir cette créature enfant - femme, cet être " bestial et beau ".
Humbert est un mélange complexe d'un débauché qui " détruit " la vie d'une jeune fille et un romantique naïf souffrant dans la poursuite d'un idéal inaccessible.


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" La petite Lo manipula ma vie de manière énergique, prosaïque, comme si c'était un gadget insensible déconnecté de moi. Toute impatiente qu'elle fût de me faire admirer l'univers des vilains garnements, elle ne s'attendait manifestement pas à certaines discrépances entre la vie d'un garnement et la mienne. Seul l'orgueil la retint de renoncer ; car, dans l'état étrange où je me trouvais, je m'appliquai à simuler une stupidité suprême et la laissai faire ce qu'elle voulait - du moins aussi longtemps que je pus le supporter. Mais à vrai dire tout cela est hors de propos ; je ne m'intéresse pas le moins du monde à ce que l'on appelle communément le "sexe". N'importe qui peut imaginer ces éléments d'animalité. Je suis mû par une ambition plus noble : fixer une fois pour toutes la périlleuse magie des nymphettes. "  


Le langage est un thème fondamental de Lolita, sa capacité à révéler, à dissimuler, à travestir, à jouer avec la beauté et l'intelligence. Humbert maîtrise l'usage des mots, il tente de convaincre le lecteur que sa relation avec Lolita fut une relation amoureuse, en jouant avec les mots, les idées.

Humbert aime Lolita d'un amour sincère. Lolita est présentée comme une gamine vulgaire, séductrice qui joue avec les sentiments d'Humbert. Elle l'embrasse en premier, elle le séduit, elle le quitte pour un autre pédophile.
Maurice Couturier, le préfacier, écrit : " Cela soulève le problème, jamais vraiment résolu, du rapport entre l'éthique et l'esthétique "

Lolita est devenu un mythe littéraire, car il transmet un sujet difficile et important, le désir de prolonger l'enfance, la hantise de la perte, de l'oubli. L'enfance et ses souvenirs, la mémoire comme deuxième vie. Le temps devient une obsession pour Humbert qui vit dans une vision poétique où le rôle de la mémoire est déterminant.

Lolita est victime de ces miroirs réels ou imaginés par Humbert, elle ressemble aux héroïnes de Kawabata dans " Sleeping Beauty ". Elle existe par le regard d'Humbert qui devient tragique et comique, qui cherche l'amour absolu, la beauté idéale, comme un héros romantique.

Le temps est illusion, le devenir est dans le passé, l'instant présent est un futur passé, un futur souvenir à se remémorer. Il souffre de son désir de vouloir arrêter le temps. Il cherche l'impossible, l'inaccessible.



Nabokov n'affiche aucune orientation morale dans le roman en respectant l'intelligence de ces lecteurs. Cette neutralité a joué un rôle dans la censure de ce livre, dans les polémiques, mais aussi dans l'importance littéraire de ce roman.

On peut réduire ce roman à un dossier de déviance sexuelle immorale, ou nous pouvons considérer le texte comme une œuvre de fiction, reconstruction, réinterprétation et expression.

Lolita est une œuvre de fiction qui ne cherche pas à guider le lecteur vers une transcendance morale. Il raconte, il détaille et nous offre l'occasion de penser et de réfléchir.

Le roman a fait l'objet de deux adaptations cinématographiques :
- Lolita de Stanley Kubrick, en 1962
- Lolita d'Adrian Lyne, en 1997

 

 

Brève biographie de Vladimir Nabokov

 

Romancier et critique littéraire, Vladimir Nabokov nous a laissé un héritage littéraire caractérisé par un amour du langage et des jeux de mots. Avec le temps, il devenait de moins en moins lyrique, plus complexe et plus sophistiqué.

Nabokov est né à st Pétersbourg en Russie le 22 avril 1889 d'un père juriste connu pour ses idées politiques humanistes. Le père de Nabokov était un anglophile, la famille Nabokov lisait les livres anglais et consommait des produits anglais. L'enfant était soigné par d'institutrices anglaises.

À l'âge scolaire, Nabokov parlait aussi bien l'anglais que le russe. Pendant sa scolarité, il irritait ses professeurs par ses jeux de mots, par son penchant pour le langage et la linguistique. Il appréciait également les mathématiques, les échecs, football, tennis et boxe. Il commença à rédiger de la poésie à l'âge de 13 ans, en français, en russe ou en anglais. Selon sa biographie, sa passion pour l'écriture a débuté en 1914.
En 1917, le père, député de la Douma (le parlement russe) fut emprisonné et déchu de ses droits politiques.
Après la révolution russe, la famille Nabokov était déshéritée. Le père décide de quitter la Russie pour Londres en 1919. Nabokov et son frère sont entrés à l'université de Cambridge. Nabokov reçoit son diplôme avec que des félicitations en 1922. Il rejoint sa famille à Berlin, où les monarchistes russes assassinent son père.
À Berlin, Nabokov commence à publier quelques articles dans les journaux. Il vit en enseignant le français, anglais ou la langue russe.

Il est amoureux de Svetlana Siewert, qui devient le sujet de ses poèmes jusqu'à 1923.
En 1925, ils se marient avec Slonim. 
Il publie son premier roman Mary 1926 qui rend compte de sa première passion pour une femme nommée Valentina Shulgina. Ce roman est le texte le plus poétique publié par Nabokov. La version russe du livre reçoit peu d'attention. La traduction anglaise de ce livre à enthousiasmer les critiques.
En 1937, il obtient la permission de séjourner en France avec sa famille où il s'installe définitivement après l'accès au pouvoir des nazis à Berlin.

Son deuxième livre, la vie réelle de Sebastian Knight (1941), a été écrit en anglais.
Nabokov quitte la France pour les États-Unis pour enseigner les langues slaves à l'université de Stanford en 1941. L'année suivante, il est professeur de littérature à l'université Wellesley
jusqu'à 1948.
Il devient citoyen américain en 1945. Il est nommé en 1949 comme professeur de russe et de littérature européenne dans l'université de Cornell, où il allait enseigner jusqu'à 1959.
En 1951, il publia ses mémoires d'enfance en Russie. En 1956 il publie un roman sur un russe enseignant émigré dans une université américaine.

En dépit de sa notoriété universitaire, Nabokov était inconnu aux États-Unis ou en Europe avant la publication de Lolita. Ce livre est considéré par les critiques comme un roman majeur du XXe siècle. Le manuscrit fut rejeté par quatre éditeurs américains en raison de son sujet. Il fut publié par une société parisienne spécialisée dans la littérature érotique. Le roman attire l'attention d'un public restreint au début, puis du grand public. Le livre fut interdit au Royaume-Uni. Graham Green, un grand auteur anglais, reçoit un exemplaire de ce roman interdit et ne dissimula pas ce son enthousiasme pour ce livre et pour Nabokov. Il écrit que Lolita est l'un des meilleurs livres de l'année 1955. Après maintes polémiques, le livre fut édité en Angleterre. Dans un délai de cinq semaines, Lolita devint le roman le plus vendu et le plus célèbre dans le monde anglo-saxon, cité dans les listes de best-sellers pendant des mois.
Nabokov accepta de vendre les droits du scénario à Stanley Kubrick en 1962. Après cette réussite, Nabokov démissionne et se consacre entièrement à l'écriture.

À l'âge de 70 ans, Nabokov publie son deuxième livre majeur : Ada ou l'ardeur. Un roman qui raconte une relation incestueuse entre un frère et sa demi-sœur. Encore une fois, le roman devient un best-seller aux États-Unis et en Angleterre, puis en Europe. Ce roman est considéré comme un livre ambitieux, complexe, magistral, un roman incontournable.
Installé en Suisse, Nabokov décède le 2 juillet 1977 à l'hôtel du palais de Montreux en Suisse où il vivait depuis 1959.

 

 

Nabokov : contexte littéraire


Nabokov déclarait que sa fiction a respectée le sens moral et social. De nombreuses critiques ont accusé Nabokov d'être indifférent aux problèmes sociaux ou éthiques de son époque.
Ces critiques ne voulaient pas prendre en compte les structures et les personnages qui forgent les romans de Nabokov. Ni tragédie, ni mélodrame, ni analyses psychologiques. Nabokov, à la façon d'un Joseph Conrad ou d'un Proust, proposait aux lecteurs un tableau riche en détails, dans un style sophistiqué.
Humbert idéalise Lolita, représentante de la superficialité de la culture américaine dans le regard d'un Européen sophistiqué. Nabokov exprime cet affrontement entre deux visions culturelles à travers une vision ironique et satirique. Sans tomber dans la pornographie, Nabokov dessine l'immoralité des personnages à travers leurs actes et parfois à travers leurs pensées. En exposant les caractères de ces personnages, Nabokov peut irriter ceux qui voient dans Lolita une victime absolue. Les critiques estiment que le personnage de Lolita n'est pas irréprochable, une adolescente sexualisée, séductrice, qui séduit un pédophile, pour lui échapper ensuite vers les bras d'un autre pédophile.
Le comportement de l'adolescente non éduquée, sexualisée, séductrice est devenu un comportement stéréotypé. Le terme Lolita désigne aujourd'hui dans le langage populaire ce comportement adolescent risqué et stigmatisé socialement.
La mère de Lolita est décrite comme un personnage égoïste, sans intelligence et sans profondeur.

 


À travers ce roman, Nabokov parodie la culture américaine des années 50. En réalisant une allégorie extrême, il pose à sa façon des questions à ses lecteurs.
Le personnage d'Humbert Humbert reflète un homme non affilié, sans attache, narcissique, piégé par ses désirs inaccessibles, un homme hors société, hors éthique.

On retrouve la même structure romanesque dans le roman de Dostoïevski Notes d'un souterrain (1864), ou journal d'un fou (1835) de Nikolai Gogol. On peut imaginer que ces écrivains avaient influencé Nabokov.
Ce personnage produit d'une société individualiste, allait surgir par la suite, dans de nombreux romans, à travers lesquels on observe l'influence de Nabokov sur d'autres écrivains comme Salman Rushdie, et Albert Camus. Dans l'étranger d'Albert Camus, il existe ce personnage non affilié, une caricature de certains marginaux de notre société.

La prose de Nabokov a été louée pour sa complexité et ses caractères espiègles, ces métaphores qui rappellent l'écriture de Proust. Plusieurs de ses romans sont considérés comme des chefs-d'œuvre, y compris Lolita, en dépit des polémiques concernant son contenu et son thème.

 

Références :

Dictionary of Literary Biography, Volume 244: American  Short-Story Writers Since World War II, Fourth Series. A Bruccoli Clark Layman Book. Eds. Patrick Meanor, State University of New York College at Oneonta, and Joseph McNicholas, State University of New York College at Oneonta. Detroit : GaleGroup, 2001.
Grayson, Jane. Nabokov Translated: A Comparison of Nabokov's Russian and English Prose. Oxford : Oxford University Press, 1976.
Mason, Bobbie Ann. Nabokov' s Garden : A Guide to Ada. Ann Arbor, Mich. : Ardis Press, 1974.
Novels for Students. Vol. 9. Ed. Deborah A. Stanley and  Ira Mark Milne. Detroit : Gale, 2000.
Short Stories for Students. Vol. 15. Ed. Carol Ullmann. Detroit : Gale, 2002.
Wood, Michael. The Magician's Doubts: Nabokov and the Risks of Fiction. Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1995.
Zimmer, Dieter E. A Guide to Nabokov's Butterflies and Moths. Hamburg : D. E. Zimmer, 1996.

 

 

 

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À REBOURS : Huysmans. Analyses

 

 

Huysmans a rebours


 

 

Joris-Karl Huysmans est un immense écrivain presque oublié. Ses romans sont des textes érudits qui analysent la société en profondeur.

Dans son roman « À rebours » publié en 1884, il raconte l’histoire de Jean Des Esseintes, d’une famille noble, dégoûté de la société après avoir usé des plaisirs procurés par sa richesse. Le héros hypersensible de Huysmans choisit de s’isoler pratiquant une ascèse du raffinement, à la recherche de sensations nouvelles et rares dans une recherche d’affirmation de soi.


Il cultive des goûts extrêmes dans une tentative solitaire de fuir « une époque dégoûtante de duplicité honteuse. »

Il est la proie de véritables cauchemars, victime de névrose et d’hallucinations dont les médecins le délivrent difficilement.

Des Esseintes est un homme qui épuise les sensations physiques, intellectuelles, et morales. À la recherche d’une nouvelle vitalité, il relie la littérature latine, il explore en profondeur la poésie de Baudelaire et de Mallarmé. Il teste les combinaisons possibles de parfums, ou les agencements d’orchidées. Il plonge dans les sensations engendrées par la peinture de Gustave Moreau, par les rêves de voyages, et par les rêveries érotiques. Selon lui l’imagination peut facilement compenser la réalité vulgaire.

Huysmans crée ici un personnage fascinant et unique, un héros kierkegaardien, grotesque et pathétique, une des plus fortes figures de l’angoisse qu’ait laissée notre littérature. Il est victime d’une société occidentale noyée dans les artifices incapables de fournir des sensations ou des plaisirs réels.

Il souffre d’une lucidité aveuglante, qui ressemble parfois à la lucidité des gens souffrant de dépression :

 

« Et puis, à bien discerner celle de ses œuvres considérées comme la plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est, de l’avis de tous, la plus originale et la plus parfaite : la femme ; est-ce que l’homme n’a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beauté plastique ? Est-ce qu’il existe, ici-bas, un être conçu dans les joies d’une fornication et sorti des douleurs d’une matrice dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de fer du Nord ? »

S’enfermer au milieu de ce qui lui est cher, s’enivrer de la beauté des œuvres d’art, il saisit la moindre subtilité d’une œuvre, apprécie ce qui en constitue l’originalité, refuse la médiocrité du monde, et son projet de voyage à Londres, s’achève dans une taverne des environs de la gare Saint-Lazare.
Comme les gens souffrant de dépression, il devient perfectionniste.
Des Esseintes est un peu plus complexe qu’une personne déprimée. Il exhibe une certaine perversité dans ses relations avec la société et avec les autres.

À travers ce héros, Huysmans décrit un monde décadent, finissant, ce monde de fin de siècle, secoué par les changements du mode de vie et de l’industrialisation.
Il porte un regard désespéré sur le monde, sur l’humain et sur la civilisation.

 

« Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars qui se succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d’un bout de l’Europe à l’autre, un effrayant hourra retentit, étouffant les clameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliers d’hommes, plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques de peaux de rats, des Tartares affreux, avec d’énormes têtes, des nez écrasés, des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, des visages de jaunisse dépouillés de poils, se précipitent, ventre à terre, enveloppent d’un tourbillon, les territoires des Bas-Empires. »

 


« L’Empire d’Occident croula sous le choc ; la vie agonisante qu’il traînait dans l’imbécillité et dans l’ordure s’éteignit ; la fin de l’univers semblait d’ailleurs proche ; les cités oubliées par Attila étaient décimées par la famine et par la peste ; le latin parut s’effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.
Des années s’écoulèrent ; les idiomes barbares commençaient à se régler, à sortir de leurs gangues, à former de véritables langues ; le latin sauvé dans la débâcle par les cloîtres se confina parmi les couvents et parmi les cures ; çà et là, quelques poètes brillèrent, lents et froids. »

Après un tel livre, écrit Barbey d’Aurevilly, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » On sait que Huysmans choisit la foi pour apaiser ses doutes.

 

 

Anaylse rapide

Dans sa préface de 1903, l’écrivain explique sa rupture avec le naturalisme, qui aboutissait à une impasse. Il dénonce cette littérature engagée dans un inventaire systématique de la société, où les personnages sont dénués d’âme, mais régis par des instincts, accomplissent des actes sommaires, où les descriptions de décors théâtraux prolifèrent.

 Ce roman devient la bible de la « décadence », un livre loué et apprécié par les surréalistes.

L’enfermement devient une fuite d’une civilisation matérialiste, bourgeoise, industrielle qui s’intéresse peu aux émotions et aux états d’âme. Le héros refuse la réalité, il préfère créer un monde artificiel. En l’absence de soutien familial, sociétal, ou étatique, il se trouve dans un monde infantile, dans un nihilisme rêveur sans issue.

 

Il s’agit d’un des grands romans antisociaux, créant un monde intérieur de mécontentement, d’indignation, d’isolement et de peur. Le romancier devient un avant-gardiste dans la description des états psychologiques.

C’est un roman révolutionnaire en termes littéraires, un roman sans lieu, sans temps, fondé sur le caractère et les pensées d’un seul héros. Chaque chapitre traite un sujet comme : parfum, couleurs, fleurs, auteurs latins, et antiquité dans une sorte de style d’art symboliste, et novateur.

 

A chaque changement de société ou d’époque, nous pouvons trouver des écrivains déprimés ou anxieux, qui parlent de décadence, de fin de monde et de perte de sens pour alerter le lecteur sur les risques, sur l’inconnu qui profile.

Céline après la Première Guerre mondiale, certaine courants de l’existentialisme après la Deuxième Guerre, et Houellebecq après le changement de siècle et la révolution actuelle d’information et de numérisation.

Ils créant des héros marginaux, et pathétiques qui rappellent le héros de ce roman pour raconter la métamorphose de sociétés et la perte des repères. On retrouve également dans la littérature japonaise ce genre de personnages marginaux, quand il s’agit de décrire ces Japonais isolés, qui refusent leur modèle actuel de société.

 

Références


Fernande Zayed, Huysmans, peintre de son époque, Nizet, 1973.

 

 

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Françoise Sagan : Aimez-vous Brahms, analyses

Francoise-SAGAN-aimez-vous-Brahms-

 

Francoise SAGAN aimez vous Brahms

 

 

Paule a 39 ans. Décoratrice et divorcée, la quarantaine « un peu usée ». Age critique pour une femme.


L’incipit du roman est une réussite : « Paule contemplait son visage dans la glace et en détaillait les défaites accumulées en trente-neuf ans, une par une, non point avec l’affolement, l’acrimonie coutumiers en ce cas, mais avec une tranquillité à peine attentive. Comme si la peau tiède, que ses deux doigts tendaient parfois pour souligner une ride, pour faire ressortir une ombre, eût été à quelqu’un d’autre, à une autre Paule passionnément préoccupée de sa beauté et passant difficilement du rang de jeune femme au rang de femme jeune : une femme qu’elle reconnaissait à peine. »

Elle vit une relation avec Roger, un homme de son âge qui lui rend de distraites visites qu'elle attend, fidèle et dolente. Il « ne pouvait même pas admettre l’idée qu’elle pût être seule et malheureuse par lui », et a des aventures sur lesquelles elle ferme les yeux. La fougue s’est éteinte pour se transformer en simple affection. Dès le début de l'histoire, la nature de cette relation est loin d'être idéale, du point de vue de Paule. Roger se donne la liberté d'avoir des relations avec d'autres jeunes femmes. Sans surprise, cela laisse Paule se sentir plutôt seule et négligée.

« Dans la boîte de nuit, ils s’assirent à une petite table loin de la piste et regardèrent défiler les visages sans un mot. Elle avait sa main sur la sienne, elle se sentait parfaitement en sécurité, parfaitement habituée à lui. Jamais elle ne pourrait faire l’effort de connaître quelqu’un d’autre et elle puisait en cette certitude un bonheur triste.
Plus tard, ils revinrent en voiture, il descendit et la prit dans ses bras devant le porche.
“Je te laisse dormir. À demain, mon chéri.

Il l’embrassa légèrement et partit. Elle agita la main. Il la laissait dormir de plus en plus souvent. Elle était seule, cette nuit encore, et sa vie à venir lui apparut comme une longue suite de nuits solitaires. Dans son lit, elle étendit le bras instinctivement comme s’il y avait un flanc tiède à toucher, elle respirait doucement comme pour protéger le sommeil de quelqu’un. Un homme ou un enfant. N’importe qui, qui ait besoin d’elle, de sa chaleur pour dormir et s’éveiller. Mais personne n’avait vraiment besoin d’elle. »
Page 15


Survient alors Simon, un beau jeune homme d’à peine 25 ans. Fils d'une riche cliente, Simon Van den Besh, quinze ans son cadet. Il est d’une grande beauté.

« Encore qu’il ne tirait de son physique aucune assurance, seulement un soulagement : “Je n’aurais jamais eu la force d’être laid.” »

« Il ne semblait absolument pas conscient de son physique : c’était inespéré. »
Il est nonchalant et enfantin, s'éprend d'elle, la courtise. Elle résiste par fidélité à Roger, et en raison de la différence d’âge.

 

Au début, Paule hésite à s'impliquer avec Simon même si elle éprouve une étincelle palpable d'attraction. Simon, quant à lui, est déterminé à gagner le cœur de Paule, la poursuivant avec une vigueur et une persévérance considérables pendant les jours qui suivent leur rencontre initiale. Naturellement, il ne faut pas longtemps avant que Paule succombe aux charmes de Simon — après tout, il est très vif et attentif, même s'il est un peu immature.

 

« Il descendit la dernière marche et avança vers elle. “Il va se précipiter sur moi”, pensa Paule avec ennui. Il passa un bras du côté gauche de sa tête, ralluma, puis mit son bras droit de l’autre côté. Elle ne pouvait plus bouger.
“Laissez-moi passer”, dit-elle très calme.
Il ne répondit pas, mais se courba et mit sa tête sur son épaule, avec précaution. Elle entendit son cœur battre à grands coups et soudain se sentit troublée.
“Laissez-moi, Simon... Vous m’ennuyez.”
Mais il ne bougeait pas. Simplement, il murmura son nom deux fois à voix basse. “Paule, Paule”, et derrière sa nuque, elle voyait la cage d’escalier si triste, si lourde de morgue et de silence.
“Mon petit Simon, dit-elle aussi à voix basse, laissez-moi passer.”
Il s’écarta et elle lui sourit un instant avant de s’en aller."
Page 57

 

Simon tente de la convaincre d’accepter son amour. Mais il y a toujours l’autre, Roger. Paule réfléchit au passage du temps et à sa quête du bonheur, elle est confrontée à un choix. Doit-elle rester avec Roger et l'existence familière et insatisfaisante, ou tenter sa chance avec Simon et la fraîcheur de la jeunesse qu'il offre ?


Je l’aime”, dit-elle, et elle se sentit rougir. Elle avait l’impression d’avoir eu une voix de théâtre.
“Et lui ?
– Lui aussi.
– Bien entendu. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
– Ne jouez pas les sceptiques, dit-elle doucement. Ce n’est pas de votre âge. Vous devriez être au moment de la crédulité, vous...”
[…..]
“Vous aimez Roger, mais vous êtes seule, dit Simon. Vous êtes seule, le dimanche ; vous dînez seule et probablement vous... vous dormez seule souvent. Moi je dormirais contre vous, je vous tiendrais dans mes bras toute la nuit, et je vous embrasserais pendant votre sommeil. Moi, je peux encore aimer. Lui, plus. Vous le savez."
Page 68

 


Elle insiste, mais il ne reste pas. Roger doit passer dix jours aux États-Unis pour affaires, ne peut répondre aux demandes de Paule de rester avec elle ou d’accepter de l’accompagner. Il part. Elle s’approche de Simon pendant l’absence de Roger :

"Pour la première fois, il lui apparut semblable à elle, à eux (Roger et elle), non point vulnérable […] libéré, dépouillé de tout ce que sa jeunesse, sa beauté, son inexpérience lui prêtaient d’insupportable à ses yeux. Il laissait sa main immobile dans la sienne, elle sentait le pouls contre ses doigts et, soudainement, les larmes aux yeux, ne sachant pas si elle les versait sur ce jeune homme trop tendre ou sur sa propre vie un peu triste, elle attira cette main vers ses lèvres et l’embrassa."
Page 91


Elle tombe amoureuse de Simon, présent pour rompre sa solitude, pour l’accompagner. Elle oublie Roger, ou fait semblant de l’oublier. Simon compte le plus :

"Simon couvrait son visage de baisers ; elle respirait, étourdie, cette odeur de jeune homme, son essoufflement et la fraîcheur nocturne.
Il était tout près d’elle, beaucoup trop près, pensa-t-elle. Il était trop tard pour parler, et il n’avait pas à la suivre. Roger aurait pu le voir, tout cela était fou... Elle embrassa Simon.
Le vent d’hiver se levait dans les rues, il passa sur la voiture ouverte, rejeta leurs cheveux entre eux, Simon couvrait son visage de baisers ; elle respirait, étourdie, cette odeur de jeune homme, son essoufflement, et la fraîcheur nocturne. Elle le quitta sans un mot.
À l’aube, elle se réveilla à demi et comme en un rêve, elle revit la masse noire des cheveux de Simon, mêlés aux siens par le vent violent de la nuit, toujours entre leurs visages comme une barrière soyeuse et elle crut sentir encore la bouche si chaude qui la traversait. Elle se rendormit en souriant."

Page 105


"Deux jours plus tard, ils dînèrent ensemble. Paule n’eut besoin que de quelques phrases pour que Simon comprît ce qu’avaient été pour elle ces dix jours : l’indifférence de Roger, ses sarcasmes sur Simon, la solitude. […] Roger, je suis malheureuse par ta faute ; Roger, ça doit changer."
Page 114

 


"Je ne suis pas inconséquent, tu sais. J’ai vingt-cinq ans, je n’avais jamais vécu avant toi et sûrement je ne vivrai plus après. Tu es la femme et surtout l’être humain qu’il me faut. Je le sais. Si tu le voulais, je t’épouserais demain.
– J’ai trente-neuf ans, dit-elle.
– La vie n’est pas un journal féminin, ni une suite de vieilles expériences. Tu as quatorze ans de plus que moi et je t’aime et je t’aimerai très longtemps. C’est tout. Aussi, je ne supporte pas que tu t’abaisses au niveau de ces vieilles taupes, par exemple, ni de l’opinion publique. Le problème, pour toi, pour nous, c’est Roger. Il n’y en a pas d’autres.
Il se glissa près d’elle, l’embrassa et la prit. Elle ne protesta pas de sa fatigue et il lui arracha un plaisir violent qu’il ne lui avait jusque-là pas fait connaître. Il caressa ensuite son front mouillé de sueur, l’installa au creux de son épaule, à l’opposé de son habitude, rabattit les couvertures sur elle, soigneusement.
‘Dors, dit-il, je m’occupe de tout."
Page 154

Roger trompe sa solitude avec d’autres femmes, des conquêtes faciles, et des relations sans lendemain. Sagan montre l’ambivalence masculine :


"Elle était sotte, bavarde et comédienne. À force de ridiculiser l’amour, elle le rendait curieusement cru ; et sa façon de réduire à néant chez lui, toute envie de tendresse, de camaraderie ou de vague intérêt, la rendait plus excitante."
Page 120


Roger se rend compte de ce qu’il a perdu en Paule et décide de la reconquérir, tandis qu’elle, poussée par la peur que son âge lui inflige, se demande qui de Simon ou de Roger lui procurera le bien-être dont elle a besoin, un bien-être situé entre le confort moral et l’amour. Elle revoit Roger. Elle l’aime toujours. Il promet de changer, de faire attention à ses besoins, de ne plus la laisser seule.

 

"j'étais si malheureux, dit-il.
– Moi aussi’, s’entendit-elle répondre et, s’appuyant un peu contre lui, elle se mit enfin à pleurer, suppliant en elle-même Simon de lui pardonner ces deux derniers mots.
Il avait posé la tête sur ses cheveux, il disait : ‘Là, ne pleure pas’, d’une voix bête.
‘J’ai essayé... dit-elle enfin d’un ton d’excuse, j’ai essayé... vraiment...’
[..]
‘Dis quelque chose, murmura-t-elle.
– J’étais si seul, dit-il, j’ai réfléchi. Assieds-toi là, prends mon mouchoir. Je vais t’expliquer."
Page 173

À présent, Paule doit rompre avec Simon.

"Elle ne pouvait s’empêcher de l’envier pour ce chagrin si violent, un beau chagrin, une belle douleur comme elle n’en aurait jamais plus. Il se dégagea brusquement et sortit, en abandonnant ses bagages. Elle le suivit, se pencha sur la rampe, cria son nom :
‘Simon, Simon, et elle ajouta sans savoir pourquoi : Simon, maintenant je suis vieille, vieille...’
Mais il ne l’entendait pas. Il courait dans l’escalier, les yeux pleins de larmes ; il courait comme un bienheureux, il avait vingt-cinq ans. Elle referma la porte doucement, s’y adossa."

Page 174


Après la rupture avec Simon, et le retour de Roger dans sa vie, elle est heureuse. Elle attend le retour de Roger quand le téléphone sonne :

"À huit heures, le téléphone sonna. Avant même de décrocher, elle savait ce qu’elle allait entendre :
Je m’excuse, disait Roger, j’ai un dîner d’affaires, je viendrai plus tard, est-ce que..."
Page 175

 

 

Aimez-vous Brahms : analyse rapide

 

Le titre du roman vient d'une note que Simon laisse à Paule l'invitant à un concert de musique classique. La ligne ‘Aimez-vous Brahms ?’ incite Paule à remettre en question ses préférences dans la vie, ses valeurs et sa propre estime de soi. Et si quelque chose la rendrait heureuse et est-ce vraiment à portée de main ?

On peut lire ce livre comme une affligeante banalité, l’histoire d’une femme de 40 ans entre deux hommes, des personnages narcissiques, nantis qui trompent la vacuité de leur existence dans le scotch, le champagne et le sexe. Cette analyse va dans le sens des critiques adressées aux romans de Sagan en général : parisianisme, problèmes de gens aisés, absence de social, absence d’évolution des personnages, et traitement psychologique superficiel.


Il existe d’autres niveaux de lecture, quand on constate que Sagan continue à traiter ses thèmes préférés : la fuite de la jeunesse, et le choc des générations, la solitude dans sa fatalité, paradoxes de l’amour, difficulté d’aimer, l’amour contre la solitude, la fragilité du couple, l’inconstance et la cruauté amoureuses.


Sagan continue à porter le flambeau de la jeune génération dans ces années 50-60. Roman après roman, elle parle des jeunes et des vieux, de l’âge, et son retentissement sur la société. Il suffit de lire Bonjour tristesse ou ce roman pour comprendre qu’il y avait beaucoup de jeunes dans la France à l’époque.

Françoise Sagan montre le vide de ces vies centrées sur elles-mêmes, et livre une vue acerbe sur le milieu mondain parisien, ses futilités et ses excès.

 

Elle traite un sujet important : la liberté et l’autonomie féminine. Comment trouver l’équilibre entre la liberté et le couple ? Faut-il sacrifier son autonomie pour ne pas vivre seule ? Une femme est-elle condamnée à la solitude si elle refuse de tout sacrifier pour son homme ?

 


Paule est indépendante et malheureuse, autonome, mais seule, n’a pas besoin de la protection d’un homme, mais de l’amour d’un homme.

En 1960, il fut porté à l'écran par Anatole Litvak, avec Ingrid Bergman, Yves Montand, Anthony Perkins. À ce jour, c’est, parmi toutes les adaptations cinématographiques de ses romans, le plus gros succès.

 

 

Le film avait choisi la célèbre 3ème symphonie de Brahms et son mélancolique troisième mouvement, pour la soirée concert de Paule et Simon.

 

 

 

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