Empathie : Nouvelle idéologie culturelle ?

Good doctor aurtisme empathie

 

La série télévisée «Good doctor» met en scène un médecin autiste, son intelligence dépasse celle des autres, mais son manque d’empathie le rend étrange. Deux troubles mentaux sont associés au manque d’empathie : l’autisme et la psychopathie.


Si vous lisez le nom de Sherlock Holmes, vous pensez à une personne froide peu chaleureuse, qui refuse les émotions pour garder ses capacités de déduction. Un vrai sociopathe, selon le goût de notre époque. Il manque d’empathie.

 

Le concept d'empathie est l’un de ces concepts valises qui circulent dans la culture occidentale, de la philosophie à la psychologie, puis à la culture populaire, pour perdre son authenticité et finir source de confusion.

L'empathie, le partage de sentiments avec une autre personne, la « règle d'or » pour traiter les autres comme nous voudrions être traités. Et lorsque nous ressentons de l'empathie, nous sommes enclins à faire de bonnes, mais aussi des mauvaises choses.


Faut-il utiliser l'empathie comme guide de la façon dont nous vivons nos vies ?

Le manque d'empathie de Marie-Antoinette justifie-t-il le jugement à la peine de mort ?.
Si l'utilisation de l'empathie devait jouer un rôle important dans la vie personnelle, sociale et politique, le chemin deviendrait glissant, car l'empathie est un concept nomade, qui évolue et change selon les cultures et les contextes.

 

L’Origine de l’empathie

Le concept d’empathie apparait au XVIIIe siècle, sous l'influence des écrits de David Hume et d'Adam Smith. Il s’agit d’une contribution anglo-saxonne aux idées des Lumières.

David Hume (Hume 1739-1740) a formulé à l’époque ce célèbre dicton : « les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres ». Selon Hume, les humains peuvent recréer les pensées et les émotions.

Le psychologue Edward Titchener (1867-1927) introduit le terme « empathie » en anglais en 1909 comme traduction du terme allemand «Einfühlung » (se sentir dans).

Einfühlung est un concept de l'esthétique allemande du XIXe siècle, les philosophes du siècle XIXe ont jugé nécessaire de faire appel à ce concept esthétique pour expliquer notre capacité à apprécier de manière esthétique les objets naturels et oeuvres artistiques. Selon la conception positiviste et empiriste (elle n'est pas universellement acceptée), les données sensorielles constituent la base fondamentale de notre investigation du monde, c'est-à-dire nous percevons le monde à travers nos sens.


Dès l’origine, les philosophes de la tradition phénoménologique rejettent ce concept catégoriquement. D'un point de vue phénoménologique, notre rencontre avec des objets esthétiques, notre admiration d'un beau coucher de soleil, est un raisonnement mental qui dépasse les sens, car nos yeux ne voient qu’un cercle rouge plongeant dans le bleu de la mer.

Utilisé à l'origine dans l'art, le terme a été adopté par le philosophe et psychologue Lipps, qui l'a décrit comme la capacité de saisir les sentiments de l'autre dans et avec l'autre. Ce terme générique a depuis pris de nombreuses significations selon le contexte.

Dans le récit de Verducci, il existe trois types d'empathie :

 

-Empathie esthétique :

« Je suis capable de « ressentir » les œuvres d'art et la nature ». L'empathie esthétique peut être considérée comme la définition originelle de l'empathie et concerne le lien entre celui qui perçoit et l'œuvre d'art elle-même. Par exemple, nous apprécions un objet parce que l'empathie nous permet de le voir par analogie avec un corps humain ou une fleur ou une étoile. L'empathie dans ce contexte est plus spécifiquement comprise comme un phénomène d'« imitation intérieure ».

 

-Empathie sympathique :

Je comprends les sentiments des autres, mais il y a encore une certaine distance émotionnelle'. Cette empathie est centrée sur la compréhension et tente de garder l'émotion à distance. C’est l’empathie des médecins et du corps soignant : adopter une « préoccupation détachée » pour le patient. Cette empathie implique trois caractéristiques clés : comprendre ce qu'une maladie signifie pour un patient ; communiquer cette compréhension; et agir sur cette compréhension pour partager d'une manière utile. Pour être utile, l'empathie thérapeutique nécessite à la fois une résonance affective et une distance émotionnelle .

-Empathie compassionnelle :

"Je perçois et j'intériorise l'état de l'autre". Il y a moins de distance entre les sujets, c’est une empathie problématique qui offre un rôle central aux sentiments et émotions.

 

L'empathie : problème philosophique

Theodor Lipps (1851-1914) a transformé l'empathie d’un concept de philosophie esthétique liée à notre expérience de la beauté à un concept de vie et de chaque individu. Selon lui, nous aimons la beauté comme un «plaisir de soi objectivé », puisque nous sommes impressionnés par la « vitalité » et la « potentialité de vie » qui résident dans l'objet perçu.


Il va plus loin, Lipps suggère que la nature de l'empathie esthétique est toujours « l'expérience d'un autre humain ». L'empathie devient une imitation intérieure. Mon esprit reflète les activités mentales ou les expériences d'une autre personne sur la base de l'observation de ses activités corporelles ou de ses expressions faciales.

 

empathie

 

Les critiques de l’empathie comme concept philosophique reposent sur plusieurs points.


- Si ma compréhension de la tristesse d’une victime vient exclusivement de ce que je me mets à sa place, il m'est impossible de concevoir comment je me comporterais en étant moi-même victime, je ne peux pas tester les états mentaux de quelqu'un d'autre, car chacun a sa façon de penser et a ses propres réactions.


- Je ne peux pas concevoir comment une autre personne peut-être dans le même état mental que moi, cela est conceptuellement impossible.


La tradition phénoménologique n'accepte pas l'explication de Lipps de l'empathie comme étant basée sur des mécanismes de résonance interne et de projection. Les auteurs de la tradition phénoménologique pensent qu’il s’agit d’une explication qui n’explique rien.


L'empathie dans la tradition phénoménologique n'est pas conçue comme un phénomène de résonance obligeant l'observateur à recréer les états mentaux de l'autre personne dans son propre esprit, mais comme un acte perceptif particulier ou comme une imitation. En d’autres termes, l’empathie est une imitation émotionnelle.

 

L'empathie en psychologie


En quittant la philosophie vers la psychologie, le concept s’élargit pour entrer dans le champ de la culture populaire sous l’influence des médias et de l’industrie du développement personnel.

Cette empathie, définie comme la tendance à se mettre dans la peau d’autrui, est célébrée comme un trait aimable et humaniste de l’esprit humain. Mais certains critiques soulignent que cette empathie à la mode se focalise sur les souffrances d’une personne particulière en nous laissant indifférents aux autres, et conduit à des jugements biaisés, et pousse à prendre de mauvaises décisions.


Il y a une attitude générale dans la culture occidentale actuelle selon laquelle les émotions représentent une forme de sagesse: il faudrait écouter son cœur, les dirigeants devraient être portés par de grands sentiments, et doivent exposer leur empathie, quitte à minimiser l’importance de l’intelligence et de la rationalité.

L'intérêt des psychologues pour les phénomènes liés à l'empathie remonte plutôt à la philosophie morale du XVIIIe siècle, en particulier à David Hume et Adam Smith. L'empathie, ou ce qu'on appelait alors la sympathie était considérée comme jouant un rôle central dans la constitution des êtres humains en tant que créatures sociales et morales nous permettant de nous connecter émotionnellement à nos compagnons humains et de veiller à leur bien-être.


À la fin des années 1940, l'empathie a été un sujet de recherche répandu en psychologie.
On définissait l'empathie comme un phénomène cognitif (de réflexion) et désignant l'empathie en termes généraux comme « l'appréhension intellectuelle ou imaginative de la condition ou de l'état d'esprit d'autrui.»


Quiconque lit la littérature sur l'empathie en psychologie doit être frappée par les tendances à définir l’empathie d’une manière de plus en plus large.


Stotland, par exemple l'a définie comme "la réaction émotionnelle d'un observateur parce qu'il perçoit qu'un autre éprouve ou est sur le point d'éprouver une émotion".
Selon la définition de Stotland, des réponses émotionnelles très diverses telles que l'envie, l’ennui, se sentir affligé, être soulagé, ressentir de la pitié sont des réactions empathiques. Stotland propose une définition qui ressemble à celle des émotions en psychologie.

Depuis les années 1980, les psychologues ont distingué les différents aspects de la réaction émotionnelle envers une autre personne.


1- Contagion émotionnelle :

Vous devez vous sentir joyeux, parce que les autres personnes autour de vous sont joyeuses ou vous devez paniquer parce que vous êtes dans une foule de personnes qui paniquent, car on ressent l’émotion des autres comme notre propre émotion.

 

2-Empathie affective:

L'empathie au sens affectif est le partage indirect d'un affect. Pour Hoffman, il s'agit d'une réponse émotionnelle ne nécessitant que « l'implication de processus psychologiques qui font qu'une personne éprouve des sentiments plus adaptés à la situation d'autrui qu'à la sienne. »
Selon cette définition, contrairement à la simple contagion émotionnelle, une véritable empathie exige la capacité de se différencier de l'autre. Cela nécessite que l'on soit conscient du fait que l'on vit une expérience émotionnelle due à la perception de l'émotion de l'autre, ou plus généralement à l'attention portée à sa situation.
Mon bonheur que mon enfant soit heureux ne serait pas un état émotionnel, c'est une réponse émotionnelle à ma propre perspective du monde.

 

3-Sympathie :

La sympathie est considérée comme une émotion qui a pour objet la situation négative de l'autre, du point de vue de quelqu'un qui se soucie du bien-être de l'autre personne. En ce sens, la sympathie consiste à « ressentir de la peine ou de l'inquiétude pour l'autre en détresse ou dans le besoin », un sentiment pour l'autre à partir d'une « conscience accrue de la souffrance.

 

4-Détresse personnelle :

La détresse personnelle dans le contexte de la recherche sur l'empathie est comprise comme une émotion réactive en réponse à la perception de l'émotion ou de la situation négative d'un autre. La détresse d'une autre personne ne me fait pas me sentir mal pour elle, cela me fait juste sentir mal, ou "alarmé, affligé, bouleversé, inquiet, dérangé, perturbé, affligé et troublé."

 

 

 

Empathie, et morale


Les jugements moraux sont censés imposer des exigences à la volonté et sont censés nous fournir des raisons et des motivations pour agir d'une certaine manière.
Les jugements moraux sont fondés sur des normes normatives qui, contrairement aux simples normes conventionnelles, ont une portée universelle et sont valables indépendamment des caractéristiques des spécificités sociales : ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas trahir etc .

Slote (2010) va si loin, il défend l'empathie comme le seul fondement du jugement moral. Waal (2006) conçoit l’empathie comme l'unique base de moralité, Rifkin (2009) la considère comme une force de la culture pour transformer un monde en crise.
Un tel enthousiasme empathique a rencontré des critiques sévères.

Les normes morales sont généralement jugées plus importantes que les normes conventionnelles dans la mesure où leur validité normative est conçue comme étant indépendante de l'autorité sociale ou de pratiques et accords sociaux spécifiques. Ne pas tuer est une norme morale, être sympathique avec les autres est une norme conventionnelle (qui varie d’une culture à une autre).

Psychopathie et autisme pathologies peuvent entraîner des déficits d'empathie. Seuls les psychopathes ont des difficultés à accepter les normes morales de la société.

Les psychopathes présentent un déficit d'empathie émotionnelle, et contrairement aux personnes autistes, ils ne présentent pas de déficits dans la prise en compte du contexte.

D'autres chercheurs ont préféré considérer l'immoralité d'un psychopathe comme un déficit spécifique d'empathie. Un psychopathe pourrait comprendre que certaines choses sont moralement répréhensibles, mais il ne se soucie pas de la moralité, du bien-être des autres personnes ou même de lui-même.

Les autistes ont des difficultés à se mettre à la place d'une autre personne, mais peuvent avoir une certaine capacité à capter les états émotionnels des autres. Si les sujets autistes peuvent faire la distinction entre les normes morales et conventionnelles, ils semblent manquer d'une certaine souplesse dans l'évaluation de la gravité lorsqu'ils réfléchissent à des dilemmes moraux.

 

Sherlock holmes empathie

 

Phénoménologie de l'empathie

La phénoménologie - une tradition philosophique- est utile pour comprendre l'empathie. Au sein de la vaste production de Husserl, il est possible de trouver de nombreuses définitions – ou tentatives de définitions – de ce concept.
L’empathie devient une décentralisation de soi : « Je me rends compte que ma perspective n'est pas unique, mais une parmi tant d'autres ». Donc, on valide les réactions des autres face à la souffrance, au deuil, à la maladie, etc.

Selon la phénoménologie, l’empathie est une expérience liée à une dimension vécue. La rencontre avec l'autre nous rappelle nos expériences, mais nous sommes deux entités différentes, deux corps vécus différents avec des perspectives uniques. Après l'acte d'empathie, on est déstabilisé et on doit retrouver la distance.

 

citation whitman empathie

 

Les émotions : tendon d’Achille de l’empathie


Sherlock Holmes avait raison : voir à travers les yeux d'un autre nécessite un esprit détaché et pas seulement un cœur chaleureux ou émotif.


L’empathie devient problématique quand on laisse nos émotions prendre le dessus et que nous décidons d’agir par émotion et non pas un raisonnement.
C’est un argument utilisé par les anti-empathie.


D’autres pensent que l'empathie est biaisée parce que nous nous concentrons sur quelqu'un en raison uniquement d'émotions et ne sommes pas toujours capables de voir l’ensemble du problème. Quand nous y réfléchissons, nous sommes manipulés, car nous considérons par empathie que les autres sont comme nous.


Nos empathies permettent d’être solidaires avec ceux que nous considérons, par empathie et émotions, comme victimes. Ceci finit par hiérarchiser les victimes selon nos empathies et créer d’autres problèmes comme la concurrence des victimes et la compétition victimaire.

Nous vivons dans un monde hétérogène et diversifié. Il est plus facile de croire aux stéréotypes et d’offrir son empathie à ceux qui nous ressemblent sans prendre en compte la détresse réelle.

Les émotions sont un produit culturel, qui varient d’une culture à une autre, l’empathie fondée sur les émotions ne facilite pas notre relation avec les autres cultures ni à réagir à leur détresse, au risque que personne ne réagisse à notre propre détresse quand on en a besoin.

L'empathie engendre l'empathie, la société invite plus facilement à l’empathie qu’à la solidarité. Plus nous utilisons l’empathie, plus les autres autour de nous l'utiliseront. Tout le monde veut être entendu et compris. Chaque groupe veut être reconnu et valorisé.


Références

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Coplan, A., 2011. “Understanding Empathy: Its Features and Effects,” in Empathy: Philosophical and Psychological Perspectives, A. Coplan and P. Goldie (eds.), Oxford: Oxford University Press
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Lipps, T., 1903a. “Einfühlung, Innere Nachahmung und Organempfindung,” Archiv für gesamte Psychologie 1: 465–519; translated as “Empathy, Inner Imitation and Sense-Feelings,” in A Modern Book of Esthetics, 374–382. New York: Holt, Rinehart and Winston, 1979.
Persson, I., and J. Savulescu, 2018. “The Moral Importance of Reflective Empathy,” Neuroethics, 11
Simmons, A., 2014. “In Defense of the Moral Significance of Empathy,” Ethical Theory and Moral Practice, 17

 

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