Dans son introduction du roman «les belles endormies», une grande figure de la littérature japonaise, Yukio Mishima souligne l’importance de ce roman, le considérant comme un véritable chef- d’oeuvre.
“Il n’y avait là, non pas une conscience humaine, mais rien qu’un corps de femme”
Mishima écrit :
“Un tel travail est dominé pas l’ouverture et la clarté, par une étanchéité jusqu’à l’étranglement. À la place de la limpidité et de la pureté, nous avons une densité. À la place d’un monde ouvert, nous avons une pièce fermée. L’esprit de l’auteur abandonne toutes les inhibitions, et se montre dans sa forme la plus audacieuse.”
Sur la quatrième couverture de la traduction française, Les belles endormies (Albin Michel 1970) on lit:
«Dans quel monde entrait le vieux héros de ce roman lorsqu’il franchissait le seuil de la maison des belles endormies ? Ce roman publié en 1961 décrit la quête d’une personne âgée en mal de plaisir, en s’adressant à une mystérieuse demeure où il peut passer la nuit avec une fille endormie sous l’effet de puissants narcotiques.»
La belle endormie est une jeune femme qui dort, qui ignore même avec qui elle a passé la nuit. Des vieillards riches passent la nuit dans l’illusion d’une jeunesse, d’une vitalité perdue.
Dans ces moments d’une volupté impossible, d’une solitude, le vieux héros de ce roman va se souvenir des femmes de sa vie. Dans ce lit où une belle endormie est offerte sans s’abandonner, le vieux héros va méditer, va organiser les dernières pages de son existence.
C’est un roman étrange, inhabituel. On peut imaginer que Kawabata va entraîner le lecteur dans un monde de souvenirs. Comme Proust, l’écrivain va accompagner son lecteur dans un monde où des fragments d’être humain construisent une mémoire, et comme chez Joyce, la vie est un ensemble de moments conscients et inconscients.
Comme d’autres romans de Kawabata, il a été initialement publié en feuilleton dans les revues littéraires, puis publié sous forme d’un livre. Ce roman fut édité de janvier à juin 1960, puis de janvier à novembre 1961 dans la revue littéraire Shincho.
Cette interruption coïncidait avec deux voyages de l’auteur aux États-Unis, au Brésil.
Le roman va être édité en 1961 par l’éditeur Shinchosha. En français, le roman a été publié en 1970 chez Albin-Michel, traduit du japonais par R. Seifert sous le titre les belles endormies.
Dans sa traduction anglaise, la première édition était traduite par E. Seidensticker sous le titre The House of the Sleeping Beauties.
Il nous invite à passer cinq étranges nuits dans une mystérieuse maison en bord de mer en compagnie du vieil Eguchi où l’on propose aux vieillards d’éprouver d’ultimes plaisirs sensuels et spirituels aux côtés de jeunes filles plongées dans un sommeil profond «un abîme sans fond».
Délivrés de toute honte, ils pourront jouir de leur beauté et de leur présence avant de s’endormir à leur tour à coup de somnifères.
Sordide, pathétique, dérangeant, immoral? L’expérience s’avère avant tout fascinante aussi bien qu’hors norme.
Chaque nuit passée aux côtés de ces Shéhérazades muettes et inertes, est l’occasion d’une évocation sensorielle et de réminiscences amoureuses ou familiales.
Dans cette intimité, le dialogue n’est pas entre la fille et l’homme mais entre l’homme et lui-même.
Dans une chambre aux rideaux cramoisis, des jeunes femmes livrent leur corps à la contemplation. Des hommes viennent trouver une illusoire consolation et un moment de beauté.
C’est avant tout la curiosité qui pousse Eguchi à frapper à la porte de cette maison, mais il ne percera aucun de ses mystères. Lui qui pourtant ne ressemble pas aux “clients de tout repos” qui fréquentent la maison, il se pliera comme eux à ses règles étranges: on regarde, on touche, et c’est tout. Aucune intimité physique, aucun attachement, simple présence inanimée. Peu à peu, le vieil Eguchi se prend au jeu. Chaque nuit passée est l’occasion de refaire le voyage de sa vie sans tristesse ni nostalgie.
« Le vieil Eguchi en était venu à penser dans cette maison que rien n’était plus beau que le visage insensible d’une jeune femme endormie. N’était ce pas la suprême consolation que pouvait offrir ce monde ? »
Dans cette maison des belles endormies, on pourrait craindre l’ennui ou le caractère répétitif, mais il n’en est rien.
En suivant Eguchi, on est au centre d’un tableau riche en allégories sur la beauté, la vieillesse, la mort, le désir et la jeunesse. Chaque nuit est l’occasion d’une découverte d’une jeune fille endormie.
On passe rapidement du plaisir à la gravité, de l’érotisme aux souvenirs.
Les descriptions commencent charnelles, émoi provoqué par la texture, la finesse, la douceur, la fraîcheur, l’éclat de la peau, l’arrondi juvénile d’une épaule, les longs cheveux noirs qui contrastent avec la blancheur de leur peau immaculée sans grain de beauté, les petits seins à l’aréole rose.
Après cette description de la beauté lascive, chaque fille entraîne Eguchi vers une expérience érotique, platonique, à sens unique qui se termine par une réflexion sur lui-même, sa vie, ses amours.
Comme toujours, l’image entraîne la réflexion chez Kawabata.
On entre la maison des belles endormies pour partager des pages écrites avec pudeur et tendresse, un jeu entre un vieillard et des jeunes femmes endormies, un jeu entre la vie et de la mort, entre le présent et le passé.
Il va admettre que le temps des amours anciennes ne reviendra pas, sauf en rêve.
“ La fille secoua l’épaule et de nouveau s’étendit sur le ventre. Il semblait que ce fût là sa position préférée. Le visage toujours dirigé vers Eguchi, de la main droite elle serrait légèrement le bord de l’appuie-tête et son bras gauche reposait sur le visage du vieillard.
Cependant, elle n’avait rien dit. Il sentait le souffle chaud de sa respiration paisible. Le bras, sur son visage, remua comme pour retrouver l’équilibre ; il le prit de ses deux mains et le posa sur ses yeux. La pointe des ongles longs de la fille piquait légèrement le lobe de l’oreille d’Eguchi.
L’attache du poignet s’infléchissait sur sa paupière droite, de sorte que la partie le plus étroite de l’avant- bras recouvrait celle-ci. Désirant rester ainsi, le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux.
L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu’Eguchi sentait monter en lui une vision nouvelle et riche.
À pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d’hiver, épanouies dans le soleil de l’automne tardif au pied du haut mur d’un vieux monastère du Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c’était au printemps, à Nara, des fleurs des glycines, et le Camélia effeuillé “
«Ah ! j’y suis !.. À ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées [...]
Au fond de ses yeux que recouvraient la main de la fille, il voyait tantôt surgir, tantôt s’effacer des visions de fleurs, et tout en s’y abandonnant, il revivait les sentiments qu’il avait éprouvés au jour le jour quand, quelque temps après avoir marié ses filles, il s’était intéressé à des jeunes personnes étrangères à sa famille. Il en venait à considérer cette fille- ci comme l’une des jeunes personnes de ce temps-là.”
La beauté de ce récit tient beaucoup à la façon dont Kawabata réussit à le faire progresser sur la ligne ténue entre les sentiments et les sensations, entre l’amour éthéré et le sexe.
Ces jeunes femmes nues et dociles qui dorment contre lui sont l’illustration douloureuse de la beauté et de la jeunesse qu’il a lui-même perdues, et leur profond sommeil devient l’illustration de sa propre mort à venir.
«Qu’elle fût vivante, il n’en avait jamais douté, et il avait murmuré cela qui signifiait qu’il la trouvait charmante, mais à peine proférées, ces paroles avaient pris une résonance inquiétante. La fille, endormie sans qu’elle ne se doutât de rien, avait perdu conscience, mais encore que le cours de son temps vital n’en fût point suspendu, n’en était-elle pas moins plongée dans un abîme sans fond ? Cela ne faisait pas d’elle une poupée vivante, car il n’existe point de poupée vivante, mais l’on en avait fait un jouet vivant afin d’épargner tout sentiment de honte à des vieillards qui déjà n’étaient plus des hommes. Ou mieux encore qu’un jouet, pour des vieillards de cette sorte, elle était, qui sait, la vie en soi. »
Le roman est chargé d’un érotisme latent porté par le regard d’Eguchi sur ces belles endormies. Les postures et les mouvements inconscients des endormies nues deviennent des chorégraphies aguicheuses.
Eguchi observe, partage cette étrange intimité limitée à la nudité.
Kawabata revisite le fantasme de la femme endormie, de la belle au bois dormant, des vénus assoupies, de la femme objet, de la femme offerte, de la femme sans retenue.
Il associe le regard à d’autres sens. Eguchi voit la fine sueur qui perle à la lisière des cheveux les flux sanguins qui colorent la pointe des doigts, et il est entouré des odeurs parfois douces, parfois âcres.
L’odeur du lait de la première fille fera surgir les souvenirs d’un passé amoureux, d’un père de famille, des enfants, des moments où son épouse allaitait ses enfants.
Des réflexions sur les évènements qui déterminent toute une vie.
Le désir charnel disparaît, le vieil homme éprouve d’autres émotions comme à la compassion et la tendresse pour la belle qui dort dans son lit.
Cette technique d’évocation (ou de synesthésie) à partir des images est présente dans la poésie de Beaudelaire, et utilisée par Proust. Chez les écrivains anglophones, on trouve cette technique chez D H Lawrence et chez Joyce.
Dans ce roman, le personnage central est le vieillissement. Eguchi va revoir sa vie, faire le bilan de son existence pendant ses soirées à la maison des belles endormies, où il passe la nuit avec une femme sous sédation.
Eguchi partage avec ses femmes endormies une sorte d’intimité sans la possibilité de communiquer.
Kawabata ajoute une certaine communication visuelle. Il est difficile de parler de voyeurisme dans le cas d’Eguchi, car le voyeurisme suppose une certaine distance entre le regard et le sujet visualisé. Dans la maison des belles endormies, il y a une communication tactile.
Eguchi peut toucher, explorer, entrer dans l’intimité physique de la femme endormie.
“ Aucune femme, ne peut dissimuler son âge quand elle dort”
Dans ce roman, Kawabata décrit une intimité philosophique où Eguchi pense à d’autres réalités que sa propre réalité, c’est une intimité problématique qui répond aux questions posées par l’âge: la solitude, le vieillissement, le désir.
En dépit d’une situation dérangeante, un homme âgé qui observe des jeunes femmes endormies, Eguchi comme les autres héros chez Kawabata, comme Kikiuji dans Nués d’oiseaux blancs, il est immobilisé dans la vision, à la recherche d’un accès au sentiment et aux émotions.
L’odeur du lait de la silhouette endormie lui rappelle les moments passés avec ses enfants, les moments où il était assis sur la véranda pour observer le coucher du soleil.
L’odeur provoque des souvenirs, les personnages s’opèrent dans la beauté du monde, et dans ses propres pensées. Il y a dans ce jeu d’associations libres un parfum de Proust, James Joyce, et de la littérature psychanalytique.
Dans l’introduction du roman, Yukio Mishima écrira :
“ses beautés endormies étaient caressées par les mots et les pensées.” L’amour, la mort, la beauté, le désir, la solitude... Voilà le monde de Kawabata.
“Je dormais comme si j’y étais mort “, dit Eguchi à propos d’une de ses relations passées. Kawabata nous décrit une forme d’intimité qui ne réside pas dans la communication, mais dans le contact, dans l’enchevêtrement des corps, dans le partage du sommeil, et de l’inconscient.
Le vieil homme arrive, la fille est endormie, il partage une partie de son intimité à travers une communication tactile et visuelle, puis il prend à son tour un somnifère, il partage avec elle le sommeil, et le contact corporel.
Les personnages chez Kawabata apprécient la méditation et la réflexion, par contre, ces personnages sont passifs, rarement engagés.
Ils préfèrent de ne pas s’exprimer, et d’avoir une vie solitaire. On peut dire que ses personnages sont négatifs car ils n’agissent pas sur le monde. Kawabata définit le monde d’une façon différente, selon lui, la pensée humaine, les émotions, les craintes, la solitude, et la mort font partie du monde.
Un monde limité à la vie extérieure ne semble pas séduire Kawabata, il y trouve peu d’intérêt, et demande comment peut-on exclure du monde la moitié de la vie, c’est-à-dire les rêves et le sommeil?
Comment peut-on exclure les émotions, nos attachements aux objets et aux autres?
Comment peut-on exclure nos peurs et la mort, qui conditionnent notre existence ?
Il est inutile de chercher chez Kawabata les techniques de narration utilisées par Balzac, Dickens ou Flaubert.
Ces écrivains décrivaient un environnement, puis un personnage ayant des caractères, un destin dans cet environnement.
Kawabata va décrire un environnement, avec un personnage parfois immobile mais grand voyageur dans sa tête.
Dans la maison des belles endormies, Eguchi va voir des « points blancs dans la lumière”.
“C’était la saison pour passer des robes sans manches. L’épaule de la jeune fille, récemment mise à nu, avait l’éclat de la tige humectée à l’abri du printemps, et pas encore ravagée par l’été.”
Eguchi pense, à un moment, de se tuer dans la chambre d’une belle endormie.
“Ne serait- il pas l’endroit le plus souhaitable pour mourir? Pour éveiller la curiosité, pour finir sa vie dans l’apogée d’une bonne mort »?
Il y a clairement un côté Proustien chez Kawabata, le personnage quitte le réel pour vivre dans un autre monde qui prend en compte l’humain avec ses émotions et ses conditions.
Eguchi pense, que:
“ses connaissances seraient surprises. Quelle blessure pour la famille ? Mais mourir dans son sommeil à côté des deux jeunes filles, n’est-ce pas le désir ultime d’un homme dans ses dernières années ? “
L’imagination, les motivations, les désirs, les craintes, l’environnement et la présence de ces deux jeunes filles, sa condition humaine et les années qui passent.
La passivité des personnages n’est pas neutre.
Les personnages n’agissent pas sur le monde, mais leurs pouvoirs ont un réel impact sur les autres. À la fin d’un chapitre peuplé d’interrogations sur sa propre mort, une belle endormie meurt dans la maison, allergique aux somnifères.
Eguchi n’a commis aucun crime, mais il se sent impliqué dans la mort de cette jeune femme.
Chez Kawabata, les hommes sont éthiques, indécis, et passifs quand il s’agit de l’impact de leur action sur les autres.
De nombreuses adaptations cinématographiques ont été réalisées à partir de roman, comme l’adaptation
2008 par Vadim Glowna, Das Haus der Schlafenden Schönen ou le film australien 2011 Sleeping Beauty réalisé par Julia Leigh.
Ref
Jean Mercos, Kawabata, Une Biographie, Ed Causam, 2016
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